Littératures Auteur en exil. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint- Pétersbou
Littératures Auteur en exil. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint- Pétersbourg M. Michael Kohlhauer Citer ce document / Cite this document : Kohlhauer Michael. Auteur en exil. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg. In: Littératures 38, printemps 1998. pp. 33-55; doi : https://doi.org/10.3406/litts.1998.1763 https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1998_num_38_1_1763 Fichier pdf généré le 02/05/2018 Auteur en exil. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg1 Le sentiment d'être tout, et l'évidence de n'être rien.^ Une première lecture, et tout semble encore aller de soi. Narration à l'imparfait, dûment signée et localisée dans le temps et l'espace (Saint-Pétersbourg, en juillet 1 809), bientôt interrompue par un tableau de la métropole russe - et nous voici dans ce que l'on nomme communément la fiction : un monde créé, inventé de toutes pièces ou simplement reproduit, peu importe, par quelque auteur qui en revendique la paternité. Au mois de juillet 1809, à la fin d'une journée des plus chaudes, je remontais la Neva dans une chaloupe, avec le conseiller privé de T***, membre du sénat de Saint-Pétersbourg, et le chevalier de B***, jeune Français que les orages de la révolution de son pays et une foule d'événements bizarres avaient poussé dans cette capitale. L'estime réciproque, la conformité de goûts, et quelques relations précieuses de services et d'hospitalité, avaient formé entre nous une liaison intime. L'un et l'autre m'accompagnaient ce jour-là jusqu'à la maison où je passais l'été... Il était à peu près neuf heures du soir ; le soleil se couchait par un temps superbe ; le faible vent qui nous poussait expira dans la voile que nous vîmes badiner... Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de 1. Cette étude est tirée d'un livre à paraître sous le titre : Les longues soirées du philosophe. Joseph de Maistre écrivain. 2. Paul Valéry, cité in : Sylvie Jaudeau, Entretiens avec Emile Michel Cioran, Corti, Paris, 1990, p. 68. 34 MICHAEL KOHLHAUER ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier... (IV, 2sq.)3 Et pourtant. . . Avec Maistre, et singulièrement dans ces Entretiens sur la Providence, les choses ne sont jamais simples, et l'évidence moins établie qu'il n'y paraît de prime abord. Ainsi, au lieu du plan de route classiquement attendu (un récit qui en contient un autre, dit "enchâsse"),4 suggéré par la séquence charnière : "nous jouissions avec délices de la beauté du spectacle qui nous entourait, lorsque le Chevalier de B***, rompant brusquement le silence, s'écria..." (IV, 5), l'histoire vient se fondre, à peine amorcée, en un long dialogue à trois voix, dans "la conversation suivante, dont nous étions fort éloignés de prévoir les suites intéressantes" (IV, 6). Tandis que s'instaure un temps de la scène, sorte de présent indéfini, suspendu, adéquatement rendu par une unité topographique (la maison du Comte) et chronologique presque parfaite ("car il s'en faut que nous puissions nous réunir exactement tous les jours", V, 76), la narration, malgré deux indications isolées (IV, 9,164), s'efface bientôt, pour mieux imposer peut-être l'illusion d'un récit allant de soi, et tout seul, grâce au seul texte des personnages. Cette disparition progressive de l'instance narrative s'accompagne d'une inversion assez inhabituelle des séquences temporelles (imparfait, puis présent), correspondant aux périodes distinctes du souvenir et de l'entretien. Passant d'une temporalité à l'autre, le narrateur initial, d'abord identifié sans peine comme le Comte (de Maistre), se mue bientôt, d'une personne grammaticale chargée de conduire le récit, en l'un de ses personnages. Ce n'est que dans l'esquisse du morceau final, tenant lieu de douzième entretien, que la fiction, de nouveau au passé, semble reprendre ses droits, de concert avec l'acte narratif qui la fonde. Tout commence donc normalement, par une sorte de "déroulant", prélude à l'histoire proprement dite. Le narrateur, une fois achevées les présentations du cadre et des protagonistes, se retire - à supposer qu'il le puisse vraiment - pour laisser la parole aux interlocuteurs désormais maîtres des lieux et du temps. Mais l'impression est trompeuse. Car voici que se profile, hors texte, dans l'appareil de notes (ce qui en complique la perception : s'agit-il encore du récit ou déjà d'un paratexte ?),5 un mystérieux éditeur dont les remarques, par- 3. Joseph de Maistre, Œuvres complètes. Réimpression de l'édition de Lyon, 1 884- 1886. Slatkine Reprints. Genève, 1979, 14 tomes ; les chiffres romains renvoient au volume cité, notamment les tomes IV et V. 4. Sur le récit cadre, dit enchâssant, cf. André Vial, Guv de Maupassant et l 'art du roman. Nizet. Paris, 1954, notamment le chapitre "Conte, nouvelle, roman"; cf. également Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative : le point de vue. Corti. Paris, 1981, p. 217sq. Il est vrai qu'il peut y avoir enchâssement sans que change l'instance narrative ; cf. à ce propos Gérard Genette, Figures III. Seuil, Paris, 1972, p. 227 (note 1). 5. La question serait de moindre importance, si, comme l'affirme Gérard Genette, le paratexte ne constituait un moyen de distinguer entre le récit factuel et le récit fic- tionnel ; cf. Fiction et diction. Seuil, Paris, 1991, p. 89. Sur le statut de ces notes, tantôt éditoriales ou "allographes", tantôt autoriales, voire fictionnelles, cf. l'étude exhaustive du même auteur, Seuils. Seuil, Paris, 1987, p. 309 sq. Avec cette conclusion : "si le paratexte est une frange souvent indécise entre texte et hors-texte, la note, qui selon ses JOSEPH DE MAISTRE, LES SOIRÉES DE SAINT-PETERSBOURG 35 fois signées et toujours soigneusement distinguées du commentaire courant, témoignent, jusqu'au détachement ironique, d'une liberté de ton plutôt et, pour tout dire, impropre à une telle fonction. Or, qui est cet éditeur masqué qui s'exprime à la première personne pour juger, avec autant que de sérieux, du bien- fondé de tel ou tel propos émis par l'un ou l'autre des intervenants : "Si je n'avais craint de passer les bornes d'une note, j'aurais cité une foule de passages à l'appui de ce que dit l'un des (IV, 197) ; "Il paraît que c'est une erreur, et qu'au lieu de [...] il faut lire"; "l'interlocuteur est ici un peu trompé par sa mémoire"; "c'est l'expression de l'auteur" (V, 199) ; "il pourrait bien y avoir ici une petite erreur de mémoire, car je ne sache pas que d'Alembert ait parlé de ce (V, 137) ; "si la citation est exacte, ce que je ne puis vérifier en ce moment [...] les citations de mémoire sont rarement exactes" (V, 200-201) ; "il faut avouer que ce Platon avait bien frappé à toutes les portes" (IV, 227) ? L'auteur en personne (comme l'hypothèse, au demeurant fort probable, en a été formée), rejouant, par fiction interposée, la partie de qui l'opposait, quelques années auparavant, à l'éditeur du Pape (1819) ? Voire Guy-Marie de Saint- Victor, le préfacier des Soirées, dont l'évidente admiration pour l'uvre maistrienne aurait outrepassé les limites de la simple présentation ? Ou encore l'éditeur Déplace, à qui Maistre fait part de "l'idée qui m'est venue de voir à la tête du livre un petit avant-propos de vous [...] Vous diriez qu'une confiance illimitée a mis entre vos mains l'ouvrage d'un auteur que vous ne connaissez pas, ce qui est vrai" (XIV, 153) (la lettre est datée du 19 décembre 1818 ; dans une lettre du 18 septembre 1820, Maistre va jusqu'à parler à propos des Soirées d'une "co-propriété reconnue"; XIV, 240) ? 6 Au regard de l'analyse structurale à conduire, la question resterait si un troisième narrateur et auteur potentiel ne venait surgir au cours du récit, pour en revendiquer, sinon la responsabilité, du moins la mise en forme finale. Cet écrivain de l'ombre - appelons-le le rapporteur - n'est autre que l'un des personnages. Son entrée enjeu procède d'un véritable coup de théâtre (nous sommes au huitième entretien) : Le Chevalier - Trouvez bon, Messieurs, qu'avant de poursuivre nos entretiens je vous présente le procès-verbal des séances précédentes. Le Sénateur - Qu'est-ce donc que vous voulez dire, Monsieur le Chevalier ? Le Chevalier -Le plaisir que je prends à nos conversations m'a fait naître l'idée de les écrire. Tout ce que nous disons ici se grave profondément dans ma mémoire. Vous savez que cette faculté est très-forte chez moi : c'est un mérite assez léger pour qu'il me soit permis de m'en parer ; d'ailleurs je ne donne point aux idées le temps de s'échapper. Chaque soir, avant de me coucher, et dans le moment où elles me sont encore très-présentes, j'arrête sur le papier les traits états, relève de l'un ou de l'autre ou de l'entre-deux, illustre à merveille cette indécision et cette labilité" (pp. 314-31 5). 6. A propos de la genèse des Soirées, cf. Richard A. Lebrun, Joseph de Maistre. An Intellectual Militant. McGill Queen's University Press, Kingston and Montréal, 1988, p. 259sq. 36 MICHAEL KOHLHAUER principaux, et pour ainsi dire la trame de la conversation ; le lendemain je me mets au travail de bonne heure et j'achève le tissu, m 'appliquant surtout à suivre le fil du discours et la uploads/Litterature/ joseph-de-maistre-soirees-de-st-petersbourg.pdf
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- Publié le Aoû 15, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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