Controverses (1) Lecture ou projection : Comment lire (autrement) Wang Fuzhi ?

Controverses (1) Lecture ou projection : Comment lire (autrement) Wang Fuzhi ? François Jullien1 Qui se risque à publier un livre doit accepter de jouer le jeu jusqu'au bout. En particulier, accepter que le lecteur puisse trouver autre chose que ce qu'on a voulu y mettre, puisse lire autrement — i.e. à partir de lui — ce qu'on a voulu y dire. Gardons-nous d'oublier que c'est aussi ce que nous avons fait nous-mêmes, en tant que lecteurs, par rapport aux livres dont nous sommes partis et qui nous ont donné à réfléchir. Cette dépos- session de son travail, sa transformation à travers d'autres perspectives, sont légitimes, même si l'on s'y sent « incompris », car c'est par elles que se fait effectivement l'échange, qu'une « vie » intellectuelle existe. C'est pourquoi, en règle générale, à la lecture des critiques d'autrui — et même quand celles-ci ne me paraissent pas justifiées — je me garde d'intervenir. Tout autre est le cas que constitue la critique de mon essai, Procès ou création, présentée dans ces pages par Jean-François Billeter. Je ne 1. Cet article répond à la note critique de Jean-François Billeter, « Comment lire Wang Fuzhi ? » (Études chinoises, vol. IX, n° 1, pp. 95-127), consacrée à l'ouvrage de François Jullien, Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois. Essai de problématique interculturelle (Paris, Seuil, 1989). François Jullien est professeur à l'Université de Paris VU. Études chinoises, vol. IX, n° 2 (automne 1990) François Jullien lui reproche pas d'avoir interprété autrement que je le souhaitais ma propre interprétation de Wang Fuzhi et de la pensée chinoise, mais je lui repro- che de le faire au nom d'une interprétation de Wang Fuzhi qu'il impose catégoriquement comme la seule véritable ; je ne lui reproche pas de ne pas être d'accord avec ma façon de concevoir le comparatisme, mais de le faire au nom d'une autre qu'il juge — péremptoirement, à mon avis — la seule possible. Le dogmatisme, au lieu d'inciter à la réflexion, la stérilise. Il appauvrit notre compréhension de Wang Fuzhi et bloque le travail de la comparaison. Et c'est pourquoi, en ce cas-ci, je juge nécessaire de réagir et lui réponds. Pour ne pas lasser le lecteur d'Études chinoises, je ferai cette réponse de la façon la plus brève qu'il m'est possible ; et plutôt que de donner dans le genre de la pointe ou de l'insinuation, je préfère un débat sérieux où défendre ouvertement mes positions. 1. Hlogismes et critique d'intentions Ma première observation à l'adresse de J.-F. Billeter tient aux illogismes sur lesquels se fonde son argumentation ainsi qu'aux intentions qu'il me prête pour mieux étayer sa thèse. Son article est bâti, en effet, à partir de l'opposition qu'il érige, de façon diamétrale, entre un « Éloge, du point de vue du lecteur sinologue » et une « Critique, du point de vue non sinologique ». Or, d'abord, on peut se demander si J.-F. Billeter est dans la meilleure position pour concevoir une critique « du point de vue non sinologique », lui qui insiste tant, dans ces mêmes pages (cf. 124-125), sur la complète transformation de soi (non seulement de sa façon de voir mais aussi de ses manières de « sentir » et d'« agir ») qu'implique l'apprentissage sinologique : comment J.-F. Billeter peut-il soudain s'abstraire, par enchantement, de l'itinéraire subjectif qui l'a tant affecté et se mettre directement à la place de l'autre (le non sinologue qu'il n'est plus) pour décider de ce qui convient à celui- ci2 ? Ensuite, et surtout, on ne peut opposer ainsi les points de vue du 2. De fait, de véritables non sinologues — P. Veyne, G. Deleuze, T. Todorov, L. 132 Comment lire (autrement) WangFuzhi ? sinologue et du non sinologue sans être conduit à se contredire (à moins qu'il s'agisse de pure érudition sinologique, réservée aux spécialistes, ce que mon livre n'est pas). Si mon effort est d'essayer de rendre compte d'une pensée philosophique, dans son travail propre, il vaut indifférem- ment pour tous ceux qui s'intéressent à cette pensée, qu'ils soient sinologues ou non (la différence ne concerne que le degré d'explicitation requis). Il n'est donc logiquement pas admissible d'affirmer à la fois, comme le fait J.-F. Billeter, que j'ai donné « une excellente synthèse de la philosophie de Wang Fuzhi (...) dans laquelle tout se met en place de manière naturelle », que j'ai « introduit au cœur d'une pensée ample, etc.. » (p. 102), et, d'autre part, que je « devais » impérativement suivre une tout autre voie (c'est lui qui souligne) si je voulais « vraiment faire comprendre Wang Fuzhi à [mon] lecteur » (p. 109). De telles formulations, à quelques pages de distance, sont incompatibles. Je sais bien que l'appréciation d'un ouvrage passe traditionnellement par ces phases alternées de l'éloge et de la critique. Mais il faut que l'éloge et la critique portent sur des points différents. Or, ici, un seul point est en question, celui de faire comprendre, dans sa logique propre, un mode de représentation qui est différent du nôtre. On ne peut à la fois dire, selon les termes de J.-F. Billeter, que j'ai apporté « une aide nouvelle et précieuse » pour que « nous comprenions dans ses ressorts intimes l'univers que nous opposons au nôtre » (p. 96) et juger d'avance que le lecteur non sinologue ne pourra en profiter. Ce qui nous conduit à l'autre illogisme sur lequel repose l'argumentation de J.-F. Billeter : démontrer un « échec » (de ce livre auprès du public non sinologue) qui « risque » seulement d'arriver (p. 103). Puisqu'il n'est pas certain de ce fait à venir (il le dit lui-même), comment peut-il le prouver dès à présent ? Ou encore, comment peut-on démontrer aussi catégori- quement quelque chose qui demeure, en tout état de cause, purement hypothétique ? D'un point de vue philosophique, cela me paraît aussi con- testable que toutes les preuves « apodictiques » du salut... Marin...—m'ont donné des avis fort différents de celui qu'exprime J.-F. Billeter. Mais ce genre de cautionn'est lui-même pas suffisant : le « succès » (d'un livre), me semble-t-il, ne s'analyse pas de façon simple et doit être envisagé dans le 133 François Jullien Il me paraît aussi plus assuré, pour critiquer un ouvrage, déjuger celui- ci sur ses résultats, sur son effet, plutôt que par rapport aux intentions que l'on prête à son auteur. J.-F. Billeter m'en suppose un certain nombre qui non seulement me paraissent gratuites, mais faussent aussi, dès l'abord, la compréhension qu'on peut avoir de mon travail. Ainsi, quand il évoque « l'horreur qu'inspirent à F. Jullien certaines formes traditionnelles d'éru- dition sinologique » (p. 104 ; la charge est d'ailleurs d'autant plus lourde qu'elle est formulée dans Études chinoises, qui est le Bulletin de notre association). Or, non seulement je n'ai jamais faitpart d'une telle « horreur » mais, de plus, je considère absurde de faire porter le débat sur le plan des réactions affectives. On peut faire des choix relativement différents sans descendre pour autant à ce genre d'aversion. Car tout savoir est à prendre, et l'apprentissage sinologique est trop long pour qu'on puisse négliger quelque secours que ce soit En outre, quand J.-F. Billeter déduit de cette « horreur » le fait que je n'aurais pas suffisamment signalé l'intérêt essentiel de l'ouvrage bien connu de Jacques Gernet, Chine et christianisme (p. 104), il se conduit lui-même à nier l'évidence puisque je cite cet ouvrage six fois dans le cours même de mon texte, ce que je ne fais d'aucun autre livre de sinologie occidentale (cf. Procès ou création, pp. 42,84 [«. ..comme l'ont parfaitement montré les analyses de Jacques GemeL.. »], 90, 146, 186, 219). Dieux, comme une critique, engagée de cette façon, devient fatalement mesquine ! Comme la sinologie, confinée à ces rapports de famille, nous rétrécit l'esprit ! Mieux vaut donc juger un livre à partir du projet qu'il se donne explicitement, sur son programme. Dans mon essai, le but annoncé était de réfléchir aux raisons qui ont conduit la pensée chinoise à rendre compte du réel en termes de procès plutôt que selon l'optique d'une création ; et plutôt que de traiter de cette question de façon générale, et donc vague et discutable (sans ancrage temporel défini), j'ai préféré appuyer ma réflexion sur la lecture d'une oeuvre (ou du moins d'une partie de celle- ci) qui me paraissait particulièrement pertinente à cet égard3 : celle de temps long et de bien des points de vue. 3. C'est pourquoi aussi je ne me suis pas étendu sur la philosophie de l'histoire de Wang Fuzhi (cela en réponse à J. Gemet). Elle est seulement abordée au dernier 134 Comment lire (autrement) Wang Fuzhi ? Wang Fuzhi (1619-1692). Il ne s'agit donc pas — faut-il le redire ? — d'un livre « sur » Wang Fuzhi mais à partir de Wang Fuzhi. S'il s'était agi d'un livre sur Wang Fuzhi, j'en aurais fait le titre—et non pas « Procès uploads/Litterature/ julien-wang-fuzhi.pdf

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