"L’Humanimalité"1 : Comprendre les revers du loup et de la hyène dans Le Roman
"L’Humanimalité"1 : Comprendre les revers du loup et de la hyène dans Le Roman de Renart et les contes d'araignée de l'espace Ivoirien Konan Yao Lambert Le compagnonnage entre l’homme et l’animal apparaît dès les textes fondateurs.2 L’homme n’en finit pas, en effet, de s’identifier à l’animalité originelle, d’y chercher son essence et son reflet.3 Les hommes, dès les peintures rupestres, ont ainsi témoigné de leur fascination devant ce corps à la fois étrange et familier, auquel le chamanisme a ouvert des voies de passage imaginaire4. A ce sujet, Lucille Desblache5 affirmait : « La présence animale en littérature (…) nous permet de refléter le passé, le présent, mais mieux encore d’imaginer le futur, un futur inspiré que nous avons le pouvoir de transformer en un heureux présent». Koulsy Lamko conforte cette opinon : « c’est dans l’animal qu’il faut creuser pour déterrer les limites de l’homme »6. Le monde animal est donc nécessaire à l’homme pour indiquer la voie du " bon sens", et, les animaux, personnages de conte, sont des modèles à suivre ou à éviter. La référence animalière qui permet de souligner les qualités ou de dénoncer les vices et défauts des hommes ne revêt pas partout le même symbolisme. L’anthropomorphisme des personnages animaliers dans les contes et récits est, en effet, ambigu : il pourrait être facilement mis au compte d’une récupération purement allégorique de l’animal dans l’attribution de ses divers caractères spécifiquement humains. Caractérisé par un anthropomorphisme plus ou moins prononcé, le bestiaire a un symbolisme variable suivant les cultures. Ainsi, dans le conte d’Europe occidentale (France), de fait, il décline, avec lui, les catégories symboliques du caractère : le lion est roi ; ours, loup, goupil - Ysengrin et Renart - sont ses vassaux (Le Roman de Renart) ; âne et mouton, grenouille, cigale et fourmi, son peuple…Araignée, serpent, loup, sont les figures du mal. 1Terme néologique de Nathalie Carré, considéré comme une écriture de l’humanité par l’animalité, cf."Humanimalité", in Notre librairie (Indispensables animaux), N° 163, 2006, pp.7-17. Cette étude s’appuie sur ce concept dans une perspective comparatiste. 2Nous donnons à ce terme le sens que Michel Foucault dans L’Ordre du discours, Paris, Seuil, 1962, lui donnait : « il y a, écrivait-il, dans les sociétés les discours qui se "disent" au fil des jours et des échanges, et qui passent avec l’acte même qui les a prononcés ; et les" discours " qui, indéfiniment, par delà leur formulation, sont dits, restent dits, et sont encore à dire. Dans le système culturel des hommes, ce sont les textes religieux ou juridiques et les textes littéraires. Donc les textes premiers sont les textes fondateurs. », p.87. 3 L’Antiquité classique grecque mélange les figures : Zeus s’incarne dans différents animaux pour assouvir ses passions, Pasiphaé s’accouple avec un taureau, Midas a des oreilles d’âne (voir Les Métamorphoses d’Ovide qui relatent ces différents récits.). Sphinx, centaures, hydres, sirènes, licornes, dragons médiévaux, sont les créatures composites en lesquelles animalité et humanité affirment une parenté archaïque. 4 Michel Boccara, La Part de l’homme, Esquisse d’une théorie du mythe et du chamanisme, Paris, Anthropos, 2002. 5Lucille Desblache, Ecrire l’animal aujourd’hui, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2006, p.7. 6 Koulsy Lamko, La Phalène des collines, Paris, Le Serpent à plumes, 2002, p.48. 1 En revanche, les personnages faunistiques africains exercent, à eux seuls, des fonctions et jouent des rôles : la tortue symbolise la sagesse, l’araignée peut être l’image du père de l’humanité, d’un benêt incorrigible, de la gourmandise ou de la malhonnêteté punie par la bêtise (Mali, Ghana, Côte d’Ivoire, Cameroun, Centrafrique), tout comme la hyène, symbole d’une voracité gargantuesque et de la sottise. Dans cette variabilité tangible, la présente réflexion s’intéresse au sort de deux personnages singuliers, souffre-douleurs de deux décepteurs (Renart et Araignée), d’aires géographiques et culturelles différentes. Il s’agit du loup et de la hyène, catalyseurs de tous les défauts, selon la volonté et l’imagination fertile des conteurs. Lourdauds, bornés, bien armés physiquement, ces victimes similaires du goupil et de l’araignée ne doivent pas, en réalité, essuyer des déboires face à leurs adversaires démunis en taille. Mais alors, pourquoi n’arrivent-ils pas à asseoir leur autorité face à Renart et Araignée afin de se faire respecter ? Comment expliquer leur défaite et l’antipathie manifeste des conteurs à l’endroit de ces personnages sots ? L’analyse des revers du loup et de la hyène vise à saisir, dans les jeux d’oppositions, la fonction représentative de chaque personnage afin de découvrir par la même occasion l’idéologie des auteurs du Roman de Renart et des contes d’araignée. Le loup et la hyène : deux figures bouffonnesques Vladimir Propp, dans son ouvrage, Morphologie du conte, définissait le terme "fonctions" comme « l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue »7. S’appuyant sur le principe que l’on trouve dans tous les contes des constantes et des variables, le chercheur russe arrive au constat suivant : le conte prête, souvent, les mêmes actions à des personnages différents. Ce qui change, ce sont les noms et les attributs des personnages, ce qui ne change pas, ce sont leurs actions. Se référant à ces travaux, plusieurs folkloristes ont établi un rapprochement entre les personnages du cycle des animaux trompés en raison de leur avidité et gloutonnerie. Ainsi, Gisèle Vallery a assimilé le lièvre au goupil et la hyène au loup, dans l’avant-propos de son recueil : « le lièvre joue le premier rôle, celui qu’en France on a dévolu à maître Renart…la hyène, cette rôdeuse funèbre des ardentes nuits du continent noir, c’est notre Ysengrin affamé et cruellement lâche »8. Dans la même perspective, comparant les contes africains de Birago Diop et les récits occidentaux, Mohamadou Kane écrivait : « on se doute bien que le décor a pu changer, de même les protagonistes ; que le renard a cédé sa place à Leuk (le lièvre), Ysengrin à Bouki (l’hyène) »9. L’étude s’inscrit donc dans cette optique de symétrisation actorielle : il est question d’analyser le comportement de ces personnages sots et d’en tirer des enseignements. Le loup et la hyène sont dotés d’un certain nombre de caractères ou de préjugés stéréotypés, d’attitudes maladroites et de défauts chroniques. Violents dans leurs 7Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p.31. 8Gisèle Vallery, Contes et légendes, Paris, Présence Africaine, 1973, pp.5-6. 9Mohamadou Kane, Les contes d’Amadou Coumba- du conte traditionnel au conte moderne d’expression française, Dakar (Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1968), pp. 214-215. 2 comportements, naïfs dans leur sincérité, ils sont surtout gourmands. A l’origine de leurs mésaventures, il y a la faim : " Ventre affamé n’a point d’oreille ", dit l’adage. Ysengrin, pour assouvir sa faim, croit à tout ce que lui dit Renart. Il est prêt à recevoir dans la branche III, La tonsure d’Ysengrin, une « trop grande coronna / tonsure bien trop grande », (v. 349), à se laisser trancher la queue (La pêche à la queue ,vv.404-508), à tomber dans un puits10 ou à s’offrir grossièrement au jeu de la mort feinte pour être ensuite battu et humilié11. La voracité qui caractérise le loup particularise la hyène parmi les bêtes africaines. « L’affreuse bête est essentiellement sotte et goinfre »12, affirme Diarrassouba Colardelle ; c’est pourquoi, pour l’attirer, il suffit à l’araignée de lui parler de l’existence d’une proie imaginaire et « la salive dans la gorge, faisait klouc-klouc »13. L’auteur de La Grande famine mentionne l’irrésistible attrait que la nourriture exerce sur le personnage (la hyène) dont « les yeux brillaient d’envie » pendant qu’ « il se léchait les babines »14. La naïveté dont font preuve le loup et la hyène vient de leur besoin effréné de nourriture. Evidemment, leurs compagnons respectifs ne manquent pas la moindre occasion pour les tourner en bourrique. Autant Renart persuada Ysengrin de la présence de poissons dans la glace fondante pour le livrer à la hache du vilain15, autant Tôpé16 convainquit Dissia de l’existence d’une proie considérable dans la savane voisine, pour soumettre ce dernier à l’exemplaire correction de mère-crocodile dont il avait auparavant dévoré les petits17. Si Ysengrin peut croire en l’existence d’un paradis au fond d’un puits, Dissia alors ne peut douter de la présence d’un bœuf dans une termitière et vendre sa mère pour conquérir cette proie18. Les conteurs, de part et d’autre, dépeignent ainsi l’avidité, la gloutonnerie du loup et de la hyène, mais surtout dénoncent leur bêtise et leur naïveté. Dans Le Roman de Renart, Ysengrin le loup, dans le conflit qui l’oppose à Renart le goupil, présente un visage d’hypocrite, contrairement à son homologue africain, la hyène. Ce dernier n’est pas l’ennemi juré du décepteur (Araignée), mais son compagnon de tous les jours, et ce sont habituellement les récits de quête de nourriture qui dévoilent leurs mésaventures. Les conteurs les présentent sous des indices sociaux défavorables. Le loup du Roman de Renart se nomme Ysengrin, époux de Hersent la louve et père des louveteaux. Contrairement à son partenaire Renart, les noms de ses enfants ne uploads/Litterature/ konan-yao-lambert-l-x27-humanimalite-comprendre-le-supplice-du-loup-et-de-la-hyene-dans-le-roman-de-renart-et-les-contes-de-l-x27-araignee.pdf
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- Publié le Sep 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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