L’instantané cinématographique: relire Étienne-Jules Marey Maria Tortajada RÉSU

L’instantané cinématographique: relire Étienne-Jules Marey Maria Tortajada RÉSUMÉ Les travaux d’Étienne-Jules Marey sont essentiels pour la com - préhension du « cinéma » au stade chronophotographique et per - mettent d’observer au plus près comment le cinéma se « dégage » de la photographie. En s’appropriant la technique de l’instantané photographique, Marey en vient à concevoir une forme de « ci - néma » déterminée par les présupposés conceptuels et méthodo - logiques de sa démarche scientifique. On appréhende en général le photogramme comme une image fixe, que l’on oppose à l’image en mouvement reconstituée et définitoire du cinéma. Mais en relisant Marey, il apparaît que ce qui fondamentalement distingue le cinéma de la photographie n’est pas simplement l’illusion du mouvement. Le statut même de la photographie, de l’image fixe, se voit transformé par le dispositif cinématogra - phique : le photogramme est une photographie instantanée de nature paradoxale. L’analyse passe par la redéfinition de la notion d’instant, associée à la technique de l’instantané, et déterminée par le temps de pose. En construisant les concepts associés à l’instant de l’éclairement dans divers travaux de synthèse de Marey, en les faisant apparaître dans un système de relations, dans diverses propositions scientifiques — liées à l’instantané photographique, à la chronophotographie sur plaque fixe, puis à la pellicule —, cet article entend montrer que l’on peut penser un instant qui dure. C’est ce que le bergsonisme écartera, sépa - rant radicalement l’instant du passage du temps. For English abstract, see end of article Nous sommes dans un contexte où photographie et cinéma s’opposent comme image fixe et image en mouvement. Lorsque, en 1970, Roland Barthes tente de saisir la spécificité du cinéma dans le photogramme, dans cette image fixe dont la mise en série est indispensable à la projection cinématographique, il souligne l’originalité de sa démarche, qui se situe, écrit-il, contre «l’opinion courante », laquelle voit dans le mouvement projeté des images «l’essence sacrée » du cinéma (Barthes 1982, p. 59). Nous ne manquons pas de références pour renvoyer à une « idée » du cinéma qui, aujourd’hui, apparaît encore comme dominante et qui, sous l’influence du bergsonisme, fait du mou - vement considéré dans sa continuité la caractéristique essen tielle du cinéma. En témoignent les travaux d’André Bazin et de Gilles Deleuze, qui ont marqué la réflexion théorique. Le pre - mier accorde une supériorité au cinéma par rapport à la photo - gra phie, car le film prend, dit-il, l’empreinte du mouvement. Le second privilégie ce qu’il appelle l’« image moyenne » (Deleuze 1983, p. 11 ; 1985), toute de continuité et de flux, par rapport aux « coupes immobiles » que sont les photogrammes. Pour produire l’illusion d’un mouvement continu, le cinéma procède par projection très rapide d’une série d’images photo - graphiques : en ce sens, la photographie est partie prenante du dispositif cinématographique 1. Elle est aussi un passage obligé dans sa constitution historique. Le rôle d’Étienne-Jules Marey demeure en cela essentiel, qui, avec son travail sur la chrono - photographie, pose les jalons techniques et théoriques pour la synthèse du mouvement. En s’appropriant la technique de l’instantané photographique, il en vient à penser une forme de « cinéma » déterminée par les présupposés conceptuels et méthodologiques de sa démarche scientifique. Cet état du « cinéma » dans son actualisation symbolique et discursive im - plique de construire une « idée » de la photographie en retour. S’il paraît évident que le passage à ce qu’on appelle la «photo - graphie animée » est une condition de possibilité du cinéma to - graphe, ce qui fondamentalement distingue celui-ci de la photo - graphie n’est pas simplement l’illusion du mouvement. L’approche épistémologique révèle que les deux procédés se distinguent déjà dans le statut même de l’image photographique qui leur est propre : le photogramme est une photographie instantanée de nature paradoxale. Le paradigme du continu et du discontinu : la notion d’instant La place historique d’Henri Bergson est considérable dans la constitution d’un modèle cinématographique. Non seulement Bergson se réfère-t-il explicitement au cinématographe et à la 132 CiNéMAS, vol. 21, n o 1 photographie, mais il les saisit à partir de ce qui structure sa philosophie, l’opposition entre continuité et discontinuité du mouvement et du temps. Or, l’opposition entre le continu et le discontinu est récurrente dans l’histoire du cinéma. Elle a été très productive dans le renouvellement historiographique des trente dernières années, mais elle a été aussi utilisée bien avant, notamment par ceux qu’on pourrait appeler les enfants du berg - sonisme. Si Deleuze en 1983 et 1985, relisant Bergson contre Bergson, fait du cinéma le représentant de la continuité, Bazin fonde la définition de la réalité sur l’intuition bergsonienne de la continuité temporelle. Il n’existe pas d’étude spécifique sur la place de Bergson dans l’histoire du cinéma. Il faut pourtant insister sur l’imprégnation des milieux intellectuels dans les années 1910 et 1920 par la pensée du philosophe (voir Benda 1914). Les milieux du cinéma n’y échappent pas. Au moment même où se crée progressivement une critique cinématogra - phique dans la presse, Marcel L’Herbier (1946), Paul Souday et Émile Vuillermoz s’opposent sur le statut du cinéma en tant qu’art 2. Ils se réclament de Bergson soit pour insister sur la machine, soit pour renvoyer le cinématographe à une concep - tion bergsonienne de la vie. En 1946, Jean Epstein suit égale - ment les traces de Bergson dans un ouvrage qu’il intitule L’in - telli gence d’une machine et dont il titre la deuxième partie «Le quipro quo du continu et du discontinu ». Bergson, en effet, n’est pas seulement allégué par les chantres de la continuité et du flux, il est aussi relu pour son analyse de la machine cinéma - tographique comme modèle abstrait. On fait référence ici au célèbre chapitre IV de L’évolution créatrice (1907), qui fait du «mécanisme cinématographique» le modèle du fonctionnement de la pensée, modèle qui est aussi celui de la science. Bergson est un excellent analyste du dispo sitif. Il associe la décomposition du mouvement par la machine cinématogra phique, la série de photogrammes qui en résulte, à l’analyse du mouvement dans le domaine de la science. La science ne fait que morceler ce qui n’existe que sous forme de continu et de durée. Elle décompose en instants discrets ce qui doit être décrit comme l’expérience immédiate du temps. Cette thèse s’exprime pour Bergson dès 1889, dans ses Essais sur les données 133 L’instantané cinématographique : relire Étienne-Jules Marey immédiates de la conscience, à travers la critique des para doxes de Zénon. Dans L’évolution créatrice (1907), le cinéma en est le modèle négatif : le photogramme, image fixe arrachée à un mouvement, et que Bergson appelle en fait «photo graphie», est l’équivalent de l’instant de Zénon, le lieu et le moment où le mouvement s’annule. La dis continuité du cinéma, qui ne pro duit l’illusion du mouvement qu’à partir d’une série d’instants, est ce qui s’oppose à la philo sophie bergsonienne fondée sur l’intuition de la durée. C’est dire que pour Bergson, l’instant est cette image, cette « vue prise » au mouvement, un arrêt, un « point géomé - trique ». L’ins tant, asso cié à l’image photo gra phique, s’op pose irréducti ble ment à la durée, au mouvement continu. On peut dire que le concept d’instant chez Bergson radicalise la signifi - cation de ce terme, opposé couramment à celui de durée. Du coup, le modèle bergsonien du cinématographe impose une certaine définition du photogramme. Celui-ci, synonyme d’instant, devient alors l’ultime indécomposable, le lieu où la durée comme le mouvement sont impossibles. On peut dire que cette hypothèse traverse l’histoire du cinéma et que la philoso - phie bergsonienne en fournit le sous-texte. Anson Rabinbach (2004, p. 196) a montré que derrière cette critique de la décomposition du mouvement se trouve le travail d’Étienne-Jules Marey. Physiologiste et scientifique réputé, Marey voue toute son œuvre à la compréhension du mouve ment, qu’il étudie d’abord à travers la méthode graphique, dont il propose une synthèse en 1878, puis à travers ce qu’il nomme la chrono - photographie, qui devient pour lui une méthode scientifique 3. Elle s’appuie sur la mise au point d’ap pareils qui enregistrent le mouvement à travers la décomposition de ses phases. Avec la chronophotographie, on peut prendre, à une certaine fréquence, une série d’images photographiques d’un corps en mouvement et rendre ainsi divers moments du mouvement de ce mobile grâce à la juxtaposition et à la mise en série des images fixes obtenues. L’homme qui court ou saute un obstacle, l’oiseau dans son vol, le cheval au galop, tous sont saisis dans une série de figures photographiques juxtaposées, qui renvoient à des « instants déterminés » (que Marey appelle « images ») 4 : la chronophotographie doit « exprimer la position [d’un] mobile 134 CiNéMAS, vol. 21, n o 1 sur sa trajectoire à des instants déterminés » (Marey 2002, p. 71). Ces chronophotographies ont marqué l’art du XXe siècle, mais ce n’est pas ce uploads/Litterature/ l-x27-instantane-cinematographique-relire-etienne-jules-marey-maria-tortajada.pdf

  • 17
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager