Langages Le texte clos Julia Kristeva Citer ce document / Cite this document :

Langages Le texte clos Julia Kristeva Citer ce document / Cite this document : Kristeva Julia. Le texte clos. In: Langages, 3ᵉ année, n°12, 1968. Linguistique et littérature. pp. 103-125; doi : 10.3406/lgge.1968.2356 http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1968_num_3_12_2356 Document généré le 31/05/2016 JULIA KRISTEVA Centre National de la Recherche Scientifique LE TEXTE CLOS A. L'énoncé comme idéologème. 1 . Plus qu'un discours, la sémiologie se donne actuellement pour objet plusieurs pratiques sémiotiques qu'elle considère comme translinguistiques c'est-à-dire faites à travers la langue et irréductibles à ses catégories. Dans cette perspective nous définissons le texte comme un appareil translinguistique qui redistribue l'ordre de la langue, en mettant en relation une parole communicative visant l'information directe, avec différents types d'énoncés antérieurs ou synchroniques. Le texte est donc une productivité, ce qui Veut dire : 1 . son rapport à la langue dans laquelle il se situe est redistributif (destructivo-constructif), par conséquent il est abordable à travers des catégories logiques plutôt que purement linguistiques; 2. il est une permutation de textes, une intertextualité : dans l'espace d'un texte plusieurs énoncés, pris à d'autres textes, se croisent et se neutralisent. 2. Un des problèmes de la sémiologie serait de remplacer l'ancienne division rhétorique des genres par une typologie des textes, autrement dit de définir la spécificité des différentes organisations textuelles en les situant dans le texte général (la culture) dont elles font partie et qui fait partie d'elles 1. Le recoupement d'une organisation textuelle (d'une pra- 1. Considérant les pratiques sémiotiques dans leur rapport au signe, nous pourrons en dégager trois types : 1. une pratique sémiotique systématique fondée sur le signe, donc sur le sens; elle est conservative, limitée, ses éléments sont orientés vers les denotata, elle est logique, explicative, inchangeable et ne vise pas à modifier l'autre (le destinataire). 2. une pratique sémiotique transformative : « les signes » se dégagent de leurs denotata et s'orientent vers l'autre qu'ils modifient. 3. une pratique sémiotique paragrammatique : le signe est éliminé par la séquence paragrammatique corrélative qu'on pourrait représenter comme un tétralemme : chaque signe a un denotatum; chaque signe n'a pas de denotatum; chaque signe a et n'a pas de denotatum; il n'est pas vrai que chaque signe a et n'a pas de denotatum. Cf. notre « Pour une sémiologie des paragrammes », in Tel Quel, 29, 1967. 104 tique sémiotique) donnée avec les énoncés (séquences) qu'elle assimile dans son espace ou auxquels elle renvoie dans l'espace des textes (pratiques sémiotiques) extérieurs sera appelé un idéologème. L'idéologème est cette fonction intertextuelle que l'on peut lire « matérialisée » aux différents niveaux de la structure de chaque texte, et qui s'étend tout au long de son trajet en lui donnant ses coordonnées historiques et sociales. Il ne s'agit pas ici d'une démarche explicative, interprétative, postérieure à l'analyse, qui « expliquerait » comme étant « idéologique » ce qui a été « connu » d'abord comme étant « linguistique ». L'acception d'un texte comme un idéologème détermine la démarche - même d'une sémiologie qui, en étudiant le texte comme une intertextualité, le pense ainsi dans (le texte de) la société et l'histoire. L'idéologème d'un texte est le foyer dans lequel la rationalité connaissante saisit la transformation des énoncés (auxquels le texte est irréductible) en un tout (le texte), de même que les insertions de cette totalité dans le texte historique et social 2. 3 . Vu comme texte, le roman est une pratique sémiotique dans laquelle on pourrait lire, synthétisés, les tracés de plusieurs énoncés. Pour nous, l'énoncé romanesque n'est pas une séquence minimale (une entité définitivement délimitée). Il est une opération, un mouvement qui lie, mais plus encore constitue ce qu'on pourrait appeler les arguments de l'opération, qui, dans une étude de texte écrit, sont soit des mots, soit des suites de mots (phrases, paragraphes) en tant que sémèmes 3. Sans analyser des entités (les sémèmes en eux-mêmes), nous étudierons la fonction qui les englobe dans le texte. Il s'agit bien d'une fonction, c'est-à-dire d'une variable dépendante, déterminée chaque fois que les variables indépendantes qu'elle lie le sont; ou, plus clairement, d'une correspondance univoque entre les mots et les suites de mots. Il est évident donc que l'analyse que nous nous proposons, tout en opérant avec des unités linguistiques (les mots, les phrases, les paragraphes), est d'un ordre translinguistique. Métaphoriquement parlant, les unités linguistiques (et plus spécialement sémantiques) ne nous serviront que de tremplins pour établir les types des énoncés romanesques comme autant de fonctions. En mettant les séquences sémantiques entre parenthèses, nous dégageons Yapplication logique qui les organise, et nous plaçons ainsi à un niveau suprasegmental. Relevant de ce niveau suprasegmental, les énoncés romanesques s'enchaînent dans la totalité de la production romanesque. En les étu- 2. « La théorie de la littérature est une des branches de la vaste science des idéologies qui englobe... tous les domaines de l'activité idéologique de l'homme. » — P. N. Med- vedev, Formalnyi metod v literaturovedenii. Krititcheskoé vvedenije v sotsiologitcheskuju poetiku (La Méthode formelle dans la théorie littéraire. Introduction critique à la sociologie de la poétique), Leningrad, 1928. Nous prenons ici le terme d'idéolo- gème. 3. Nous employons le terme de sémème tel qu'il apparaît dans la terminologie d'A.-J. Greimas qui le définit comme une combinaison du noyau sémique et des sèmes contextuels, et le voit relever du niveau de la manifestation, opposé à celui de l'immanence duquel relève le sème. Cf. A.-.I. Greimas, Sémantique structurale, Larousse, 1966. 105 diant ainsi, nous constituerons une typologie des énoncés romanesques pour rechercher, dans un deuxième temps, leur provenance extra-romanesque. Alors seulement nous pourrons définir le roman comme totalité et /ou comme idéologème. Autrement dit, les fonctions définies sur l'ensemble textuel extra-romanesque Te prennent une valeur dans l'ensemble textuel du roman Tr. L'idéologème du roman est justement cette fonction intertextuelle définie sur Te et à valeur dans Tr. Ainsi, deux types d'analyse, qu'il serait parfois difficile de distinguer l'un de l'autre, nous serviront à dégager Y idéologème du signe dans le roman : — l'analyse suprasegmentale des énoncés dans les cadres du roman nous révélera le roman comme un texte clos : sa programmation initiale, l'arbitraire de sa fin, sa figuration dyadique, les écarts et leurs enchaînements; — l'analyse intertextuelle des énoncés nous révélera le rapport de l'écriture et de la parole dans le texte romanesque. Nous démontrerons que l'ordre textuel du roman relève plutôt de la parole que de l'écriture 4, et pourrons procéder à l'analyse de la topologie de cet « ordre phonétique » (la disposition des instances de discours l'une par rapport à l'autre). Le roman étant un texte qui relève de l'idéologème du signe, il est nécessaire de décrire brièvement les particularités du signe comme idéologème. B. Du symbole au signe. 1 . La deuxième moitié du Moyen Age (xine-xve siècles) est une période de transition pour la culture européenne : la pensée du signe remplace celle du symbole. La sémiotique du symbole caractérise la société européenne jusqu'aux environs du xine siècle et se manifeste nettement dans sa littérature et sa peinture. C'est une pratique sémiotique cosmogonique : ces éléments (les symboles) renvoient à une (des) transcendance^) universelle(s) irreprésentable(s) et méconnaissable(s); des connexions univoques relient ces transcendances aux unités qui les évoquent; le symbole ne « ressemble » pas à l'objet qu'il symbolise; les deux espaces (symbolisé-symbolisant) sont séparés et incommunicables. Le symbole assume le symbolisé (les universaux) comme irréductible au symbolisant (les marques). La pensée mythique qui tourne dans l'orbite du symbole et qui se manifeste dans l'épopée, les contes popu- 4. La distinction de ces deux types de pratiques sémiotiques : la Parole (la phoné) et l'Écriture (le gramme), leur fondement philosophique et leur extension culturelle sont élaborés dans les travaux fondamentaux de Jacques Derrida, De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967, et L'Écriture et la différence, coll. Tel Quel, Éditions du Seuil, 1967. 106 laires, les chansons de geste, etc., opère avec des unités symboliques qui sont des unités de restriction par rapport aux universaux symbolisés (« l'héroïsme », « le courage », « la noblesse », « la vertu », « la peur », « la trahison », etc.) La fonction du symbole est donc, dans sa dimension verticale (universaux-marques) une fonction de restriction. La fonction du symbole dans sa dimension horizontale (l'articulation des unités signifiantes entre elles-mêmes) est une fonction d'échappement au paradoxe; on peut dire que le symbole est horizontalement anti-paradoxal : dans sa « logique » deux unités oppositionnelles sont exclusives 5. Le mal et le bien sont incompatibles, de même que le cru et le cuit, le miel et les cendres, etc. — une fois apparue, la contradiction exige immédiatement une solution, elle est ainsi occultée, « résolue », donc mise de côté. La clé de la pratique sémiotique symbolique est donnée dès le début du discours symbolique : le trajet du développement sémiotique est une boucle dont la fin est programmée, donnée en germe, dans le début (dont la fin est le début), puisque la fonction du symbole (son idéologème) préexiste à l'énoncé symbolique lui-même. Ceci implique les particularités générales uploads/Litterature/ kristeva-julia-le-texte-clos.pdf

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