Notre époque bourdonnante d’informations et de séductions visuelles n’a pas inv

Notre époque bourdonnante d’informations et de séductions visuelles n’a pas inventé, tant s’en faut, la culture de l’image. Les derniers siècles du Moyen Âge, du xie au xve siècle, sont tout irrigués par un profond goût de l’image. Que l’image se déploie, se grave ou se peigne dans la pierre des cathédrales ou dans les pages du livre, il faut y lire beaucoup plus que la simple illustration d’une société et d’une pensée à laquelle on la réduit trop souvent, beaucoup plus qu’un simple jalon d’une évolution artistique et stylistique. Les images du Moyen Âge participent d’un monde et d’un imaginaire qui nous sont devenus étrangers, appartenant à une culture dont chaque parcelle est imprégnée de christianisme, qui s’exprime à travers un langage symbolique dont la logique échappe à nos critères, nourri par un lien étroit avec le texte. Les images relèvent d’une codification, elles doivent être déchiffrées. Destinées, comme le répètent Thomas d’Aquin et les scolastiques, à instruire, remémorer et émouvoir, elles permettent aussi de s’évader dans l’imaginaire tant religieux que profane, de créer une ouverture vers le rêve ou de mettre en évidence, par la raillerie et la dérision, le désordre du monde. Au fil des pages, alliant leurs ressources à celles du codex, elles créent un autre discours qui synthétise, enrichit, contredit ou complète le discours du texte. Leur modernité surprenante repose sur des mises en page inédites, sur de nouveaux procédés techniques destinés à rendre le mouvement, l’action, la pensée d’un personnage, tout un art du récit qui préfigure lointainement celui de la bande dessinée. L’image dans le livre médiéval Un enlumineur au travail Giovanni Colonna, Mare historiarum (La Mer des histoires) Compilation historique d’un contemporain de Pétrarque, xve siècle BnF, Ms lat., 4915 fo 1 Rédaction : Hélène Pomme Dans l’image [le Moyen Âge] ne recherche nullement le plaisir esthétique mais la connaissance de la vérité. Olivier Boulnois Évolutions, permanences et fonctions (xie-xve s.) La substitution du codex au rouleau a créé pour l’image de nouvelles conditions favorables à son essor : en vignettes, en pleines pages, dans les marges ou au creux des lettres ornées, historiées ou filigranées, innombrables sont, dans les manuscrits médiévaux, les formes d’enlacement de l’image au texte. Si le christianisme occidental hérite du judaïsme l’interdit majeur de la figuration – particulièrement divine –, le dogme de l’incarnation qui est au cœur de sa théologie conduit, après quelques débats un peu rudes (dont la célèbre « querelle des images »*), à une exaltation de la représentation. Désormais, le « visage supplante le nom » (J.-F. Colosimo), la figuration est possible et les images du monde visible se multiplient, d’abord au service du sacré et de l’invisible (en réponse aux encouragements de Grégoire le Grand) puis au service d’une exaltation de l’homme de plus en plus réaliste. À l’époque de la Renaissance carolingienne, les enluminures produites dans les scriptoriums monastiques magnifient le texte sacré, auquel elles s’incorporent matériellement sous forme de lettres savamment composées. Puis, avec le développement des villes, des universités, des ordres mendiants et l’intérêt croissant d’une élite fortunée, elles accompagnent la multiplication des manuscrits produits dans des ateliers urbains de laïcs professionnels, témoignant dans leur mise en page d’une véritable continuité, même si leurs sujets s’ouvrent à la culture profane : vignettes précédant ou scandant un texte disposé en colonnes dont les articulations sont indiquées par des lettres ornées ou historiées. Ces enluminures obéissent généralement, pour les livres de travail bénéficiant de copies nombreuses, à des modèles stéréotypés sans toutefois être, malgré leur exécution rapide, des copies serviles. En revanche, elles sont beaucoup plus élaborées, inventives et souvent abondantes lorsqu’elles ornent des manuscrits destinés à des commanditaires fortunés : elles sont alors l’œuvre d’enlumineurs réputés et identifiés, voire plus tardivement de peintres. C’est le cas des psautiers et livres d’heures, des romans et chansons. L’image peut alors l’emporter sur le texte, ce qui n’est pas le cas des encyclopédies, des chroniques et ouvrages de philosophie où l’image, quoique toujours signifiante, est plus rare. *L’iconoclasme, ou « querelle des images », est un mouvement hostile au culte des icônes adorées dans l’Empire romain d’Orient (viie-ixe siècles). Jeux de l’image dans la page Beatus de Saint-Sever Commentaires de l’Apocalypse L’Alpha, emblème du Christ (lettre A ornée) Scriptorium monastique de Saint-Sever xie siècle BnF, Ms lat., 8878, fo 14 Des animaux, grues, singe et renard, sont intégrés au décor. Leur présence ne doit rien au hasard : singe et renard incarnent dans les bestiaires du temps la dissimulation et la ruse, alors que les grues se voient attribuer, entre autres qualités bénéfiques, celle de se relayer la nuit pour veiller : modèle de vie monastique. 1 Contempler les mystères divins Quand l’image se confond avec les splendeurs de la lettre pour inviter à une suspension méditative du regard… Comment imaginer plus lumineux écho au texte de l’Apocalypse qui s’ouvre ainsi : Je suis l’Alpha et l’Oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant (Ap.1, 8) ! L’Alpha est ici l’emblème du Christ, la lettre de la Création, du commencement du monde. Il se détache du texte, offrant à la contemplation du lecteur le charme sinueux de ses architectures où s’entremêlent palmettes et entrelacs soulignés d’or et du bleu rare des lapis-lazuli. … prier, se repentir avec le roi… Abréger, donner à voir l’histoire Toutes les formes de l’image ici rassemblées contribuent à la création d’un véritable discours théologique accessible à l’œil… Dans cette Bible de poche destinée aux étudiants et aux moines dans leur prédication itinérante, le texte de la Genèse s’ouvre sur une immense lettre historiée. 2 3 Dans le compartiment du haut, David sur sa terrasse découvre la beauté de Bethsabée prenant son bain. Couronne, jardin, château transposent la scène au xiiie siècle, tandis que la porte ouverte suggère la suite de l’histoire… Dans le compartiment du bas, saint Louis, destinataire du psautier, identifiable à sa couronne et au fond clouté de fleurs de lys, est représenté en prière, à genoux devant le Christ en majesté entouré d’une mandorle d’or. C’est saint Louis, ce pourrait être David repentant. Lettre B historiée Psautier de saint Louis xiiie siècle (entre 1258 et 1270) BnF, Ms lat., 10 525, f° 85 Histoire biblique, histoire royale, la lettre historiée tisse entre les deux une continuité qui confère au texte une valeur d’actualité. Des différents livres bibliques le psautier est celui qui se prête le plus volontiers à une lecture intime et à l’élaboration d’un propos édifiant. Dans les boucles du B qui introduit le premier verset du Psaume 1 : Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum (Heureux l’homme qui ne se rend pas au conseil des méchants...) se donne à lire un épisode poignant de la vie du roi David, auteur présumé des Psaumes, celui de la rencontre avec Bethsabée (2 Samuel, 11, 2). Bible latine Paris xiiie siècle (vers 1240-1255) BnF, Ms lat., 16 265, f° 4 Dans la longue barre verticale du I de Igitur s’empilent les six jours de la Création s’achevant sur la naissance d’Ève tirée du flanc d’Adam et complétés par la représentation d’un Christ en gloire. Juste à côté, terminant la colonne gauche du texte, un médaillon présente une crucifixion, offrant ainsi un raccourci saisissant de l’histoire du salut, de la création de l’homme à sa rédemption. Ce rapprochement ouvre à d’infinies lectures : Marie au pied de la Croix n’est-elle pas la nouvelle Ève ? Le Crucifié Souffrant n’est-il pas, sous les apparences de la mort, le Seigneur glorieux, mais aussi une figure du Nouvel Adam ? Voir l’idée… S’ouvrir à une lecture seconde Jésus, interrogé, n’a pas répondu aux accusations, il se tait. La condamnation prononcée, tout paraît perdu. C’est alors qu’éclate le démenti de la marge : à quoi s’affairent ces paysans dans un geste de récolte ? À ramasser à pleins paniers une récolte surabondante de lettres, signes d’une Parole qui ne cesse de fructifier et de se répandre sur le modèle du miracle de la multiplication des pains… Parole qui est nourriture, Parole germant et croissant dans l’Écriture du Livre à venir et dans le cœur de ceux qui la reçoivent… Quand l’image prête au concept son poids de réalité… 5 4 Le Christ comparaissant devant Ponce Pilate Livre d’heures de Marguerite d’Orléans Rennes, xve siècle (vers 1430) BnF, Ms lat., 1156B, f° 135 La marge redéploie le texte et en propose une lecture secrète… Le livre d’heures médiéval est un support de prière et de méditation s’appuyant sur le texte biblique. Ici est illustré l’épisode de la Passion dominé par le lavement des mains de Pilate (Mt 27, 23). Barthélemy l’Anglais Liber de proprietatibus rerum (écrit vers 1230, traduit en 1372 par Jean Corbichon sous le titre de Livre des propriétés des choses) Exemplaire daté des années 1445-1450. Illustré par le Maître de Barthélemy l’Anglais BnF, Ms fr., 135, f° 113 L’homme médiéval est perçu comme un microcosme à l’image du macrocosme, tous deux sont œuvre divine. Ici, l’homme, bien campé sur ses uploads/Litterature/ l-image-dans-le-livre-medievale.pdf

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