L'analyse linguistique des textes littéraires Dominique Maingueneau Université

L'analyse linguistique des textes littéraires Dominique Maingueneau Université d'Amiens La nature des relations entre linguistique et littérature constitue un sujet de discussion scientifique traditionnel en France et en Europe. Mais on peut considérer que nous sommes en train de vivre une période de profonde transformation des termes de ce débat On commencera par se demander à quel titre la linguistique doit s'intéresser à la littérature. A cette question on apporte habituellement deux ordres de réponses. Selon le premier, les linguistes considèrent la littérature comme un corpus parmi d'autres: les poèmes, les pièces de théâtre, les romans ... sont des réalisations de la langue, des énoncés, et méritent donc d'être pris en considération par le linguiste. Cela dit, l'attitude des linguistes à l'égard des corpus littéraires est ambivalente. Tantôt il les survalorisent, tantôt ils les dévalorisent Pour ceux qui les dévalorisent les énoncés littéraires ne sont pas des données linguistiques fiables, car elles sont soumises à une visée esthétique qui les dénaturent comme faits de langue; pour ceux qui les survalorisent, au contraire, les écrivains sont des gens qui maîtrisent leur langue mieux que les autres Analyse linguistique des textes littéraires 143 locuteurs et leurs productions verbales exploitent au mieux les possibilités de son système. Cette attitude ambivalente des linguistes n'est pas sans relation avec l'histoire de la grammaire occidentale. En occident la grammaire est apparue dans le monde hellénique, au mo siècle avant Jésus-Christ, pour étudier et préserver les textes littéraires classiques, ceux d'Homère en particulier. Et pendant très longtemps, surtout dans l'enseignement, il y a eu une relation privilégiée entre grammaire et littérature; l'étude de la langue se réduisait à l'étude de la langue des bons écrivains. Quand la linguistique moderne s'est développée au début du XXème siècle, elle a dénoncé cette emprise de la littérature et a fait de cette dénonciation une sorte de mot de ralliement: ce qui nous qualifie comme linguistes, ont-ils dit en substance,c'est d'avoir rompu avec les textes littéraires, de prendre en compte les productions de la masse des locuteurs, et non celles de quelques écrivains dont les oeuvres ne reflètent pas l'état effectif de la langue. Le second type de réponse apportée à notre question consiste à avancer que la linguistique peut aider à comprendre les textes littéraires. Si l'idée que la littérature puisse fournir des données empiriques aux linguistes fait problème, en revanche l'idée qu'on puisse s'appuyer sur la linguistique pour mieux comprendre les textes littéraires ne suscite quère de débats, du moins en France. Pourtant, dans beaucoup de pays les 144 Dominique Maingueneau départements de linguistique et de littérature n'ont que peu ou pas du tout de contacts. C'est surtout l'Europe continentale qui défend traditionnellement le principe d'une approche linguistique des textes littéraires. Ce type d'approche a pris le nom de "stylistique" au XIXème siècle. En France il existe dans les concours pour devenir professeur de français une épreuve de commetaire stylistique intégrée à l'épreuve de grammaire française. n y a donc une reconnaissance institutionnelle du fait que la grammaire a quelque chose à dire sur les textes littéraires. Dans la stylistique héritée du XIXème siècle la grammaire est au service de l'interprétation littéraire, elle a un rôle auxiliaire. C'est peut-être cela qui est en train de changer en ce moment. De plus en plus, en effet, on voit se répandre l'idée que la linguistique peut être davantage qu'un auxiliaire de l'interprétation littéraire, qu'elle peut, à travers une science du "discours littéraire", jouer un rôle de premier plan. Voilà le sujet sur lequel j'aimerais insister aujourd'hui. Pour ce faire, je dois opérer un petit rappel de la situation qui prévalait auparavant. Je vais tout d'abord considérer l'approche traditionnelle, c'est-à-dire celle qui a dominé en Europe jusqu'aux années 1960, jusqu'au structuralisme donc. Je me limiterai, par ignorance, à l'aire occidentale, en vous priant de m'excuser pour ce regard quelque peu européo-cenmque. Cette approche "traditionnelle" est Analyse linguistique des textes littéraires 145 celle de la stylistique; cette dernière n'est pas très ancienne: elle date du début du XIXème siècle, quant à ses fondements théoriques, qui sont ceux de l'esthéthique romantique. Elle est encore dominante dans l'enseignement car elle est très enracinée dans la culture. En fait, on doit distinguer deux courants très différents dans cette stylistique: - 1) n existe une stylistique qu'on pourrait dire "atomiste"; c'est une stylistique scolaire, pratiquée en France dès le collège, c'est-à-dire dès le début de l'enseignement secondaire. Elle consiste à étudier les "procédés" par lesquels un auteur parvient à créer un certain "effet" sur son lecteur. C'est une démarche d'analyse: on part d'un texte, on repère un certain nombre d'"effets" et on les analyse en essayant de comprendre par quels procédés l'écrivain est parvenu à les produire. On postule ainsi qu'on peut établir des rapports systématiques entre des "procédés" linguistiques et des "effets" sur le lecteur. J'ai parlé de stylistique "atomiste" parce qu'on part de faits localisés, considérés isolément; on considère le texte comme une somme d'effets de style, qui résultent de la bonne utilisation d'une sorte de boîte à outils. Les traités de stylistique traditionnels classaient ainsi les procédés en différentes rubriques (les exclamations, l'antéposition de l'adjectif, les métaphores .. '> en essayant de leur associer des catégories déterminées d'effets de sens. Une telle démarche se place dans la filiation de l'''inventio'' de la 146 Dominique Maingueneau rhétorique antique, conçue comme art de trouver les moyens verbaux les mieux adaptés à une certaine fmalité. C'est d'ailleurs dans cette perspective que se placent spontanément ceux qui aujourd'hui ont à produire de la publicité, par exemple; ils définissent une "cible" et cherchent la meilleure voie pour l'atteindre. On pourrait parler d'une stylistique des "moyens d'expression". La seconde grande tendance de la stylistique est la stylistique que je dirais "organique", qui provient directement de l'esthétique romantique. Cette fois l'oeuvre littéraire est conçue comme l'expression de la conscience d'un sujet individuel, l'écrivain, qui "exprime" à travers son oeuvre une "vision du monde" personnelle. Etudier une oeuvre consistera donc à remonter de cette oeuvre vers la conscience qui la fonde, à retrouver l'homme derrière sa vision du monde. On peut parler ici d'une stylistique "organique" parce que l'oeuvre y est appréhendée comme une totalité organique qu'il est impossible de décomposer, projection d'une conscience qui manifeste son "energeia" à travers cette totalité. Le défenseur le plus fameux de cette conception de la stylistique est peut-être Marcel Proust, dans. son livre Contre Sainte-Beuve et différents articles, en particulier dans son étude du style de Flaubert!). On peut lui associer le nom du célèbre 1. "A propos du style de Flaubert" (1920>, repris dans Chroniques, Paris, Gallimard, 1928, p.193-206 Analyse linguistique des textes littéraires 147 philologue allemand Léo Spitzer, qui, en s'opposant aux perspectives des historiens de la littérature, a développé cette théorie du style comme expression de la conscience de l'écrivain. Une telle stylistique a encore beaucoup de prestige aujourd'hui parce qu'elle est consubstantielle à l'esthétique romantique, qui domine largement nos représentations de l'art. Qui songerait à récuser l'idée qu'une oeuvre littéraire est l'expression de la conscience de son auteur, le reflet de sa vision du monde? que "le style n'est pas une affaire de technique, mais de vision", pour reprendre une fonnule célèbre de Proust? Cette approche organique du style entretient des relations ambiguës avec la linguistique, même si Spitzer se réclamait de la linguistique. Elle peut aborder la vision du monde d'un écrivain en étudiant des phénomènes linguistiques; ainsi Proust s'est-il intéressé à l'usage de l'imparfait chez Flaubert pour montrer que l'auteur de Madame Bovary utilisait ce temps de l'indicatif en le mettant au service de sa vision du monde particulière, pour donner une certaine couleur et une certaine substance à la réalité. Mais Proust aurait aussi bien pu entrer dans cette vision du monde de Flaubert en étudiant l'intrigue, les métaphores, les personnages, etc. La stylistique organique n'entretient pas un rapport essentiel à la langue parce que pour elle la notion de "style" est beaucoup plus large, elle ne se réduit pas à un certain maniement de la langue. Cela se 148 Dominique Maingueneau comprend, car en dernière instance l'objet véritable de cette stylistique n'est pas le discours littéraire mais la conscience de l'écrivain, exprimée dans son oeuvre. Catégorie qui n'est pas verbale, mais psychique. En résumé, la stylistique traditionnelle est partagée entre deux courants. Le premier, qui prolonge la rhétorique, s'appuie sur des "technique d'expression", un art de déterminer quels sont les moyens verbaux permettant de produire certains effets. A côté, on trouve une stylistique organique, qui part de l'idée que l'oeuvre littéraire constitue une totalité dont la cohérence vient du fait qu'elle exprime la vision du monde d'un génie créateur. Ces deux courants ont dominé les relations entre linguistique et littérature jusque dans les années 1960. A ce moment-là, il s'est produit une mutation importante dans l'étude de la littérature. Les recherches des formalistes russes des années 1910-20 et le structuralisme linguistique ont fécondé le structuralisme littéraire des années 1960, qui a imposé un nouvel abord des textes littéraires. C'est à cette époque que s'est produit un malentendu uploads/Litterature/ l-x27-analyse-linguistique-des-textes-litteraires-dominique-maingueneau.pdf

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