CHENOUDA Samar A.T.E.R., Université Lille 3, U.F.R. d’Etudes Romanes, slaves et

CHENOUDA Samar A.T.E.R., Université Lille 3, U.F.R. d’Etudes Romanes, slaves et orientales L’éloquence arabe médiévale : une approche argumentative Dans l’ouvrage célèbre Kitâb Al-Bayân wa-al-tabyîn, un des premiers textes de la rhétorique arabe médiévale, et plus précisément dans la troisième partie intitulée Kitâb Al-‘asâ ("Le Livre du Bâton"), le grand prosateur arabe des VIII-IX siècle (II-III siècle de l’Hégire) Jâhiz (868), prend part au débat qui oppose partisans des Shu‘ûbites1 et partisans des Arabes à propos de l’évaluation de l’apport respectif des Perses et des Arabes à l’art oratoire. La question argumentative2 principale suivante : Où trouve-t-on les fondements de la rhétorique ? structure ce débat et met ainsi en balance deux rhétoriques : la rhétorique de l’art cultivé, rhétorique laborieuse des Persans, et la rhétorique spontanée, rhétorique presque miraculeuse des Arabes. Afin de voir comment se construisent les réponses divergentes à cette question, une étude argumentative des deux principales thèses en présence est menée dans cet article : 1 Dans le dictionnaire d’al-zamakhsharî, le nom adjectif de relation Shu‘ûbî est défini de la manière suivante : «partisan des Shu‘ûb », c’est-à- dire «des peuples». Ce terme se réfère au verset coranique 49, 13 : «Nous Vous avons créés peuples et tribus (wa-ja‘alnâ-kûm shu‘ûban wa- qabâ’ila). Dans les conflits de pouvoir qui ont eu lieu dès le VIIème siècle entre aristocraties arabes et non-arabes, le vocable « tribus » a été attribué aux Arabes tandis que celui de Shu‘ûb désignait les autres peuples, et au premier chef les Persans. D’où le sens de Shu‘ûbî comme désignant un partisan de ces derniers, c’est-à-dire, ainsi que nous le dit le dictionnaire d’al-zamaxsharî : quelqu’un qui refuse de reconnaître aux arabes un « mérite supérieur » (fadhl). 2 Selon Plantin (1993), le discours argumentatif émerge dans une situation où un sujet problématique est associé à une question, dite «rhétorique» ou «argumentative ». Cette question est susceptible de recevoir (au moins) deux réponses contradictoires ; dès lors que ces réponses contradictoires sont étayées par des discours visant à les rendre plus acceptables, on entre dans le champ de l’argumentation. To : Discours dominant, implicite (assumé par les partisans des Arabes) La rhétorique est propre aux Arabes qui possèdent tout ce qui est omniscient, intuitif, spontané, improvisé et oral. T1 : Le discours opposé, celui des partisans des Shu‘ûbites La rhétorique requiert l’étude des livres spécialisés dans ce domaine. Elle dépend donc du succès de l’apprentissage de tout ce qui est préparé, écrit et transmis. On se propose d’étudier aussi la façon dont Jâhiz met en scène (T1), ce discours qui vise à conclure que la rhétorique ne se trouve que dans les livres méthodiquement arrangés et écrits ; on mettra notamment au jour la stratégie énonciative que Jâhiz a adoptée pour suggérer implicitement la supériorité des Arabes dans le domaine de l’éloquence. Cette étude permettra d’éclairer la dynamique et les fondements d’un débat sur la pertinence de l’art oratoire arabe et la compétence qu’il suppose, débat très vivace pour Jâhiz et ses contemporains. 1. Une critique fallacieuse de la diversité des modes d’expression arabes La prose et la poésie orales ont constitué l’essentiel du patrimoine artistique des Arabes, qui ne disposaient que de la mémoire collective pour assurer la diffusion et la pérennité de leur art. C’est grâce à ces deux modalités d’expression que les Arabes ont pu transmettre leur message et révéler leurs capacités créatrices. Dans le passage ci-dessous, on trouve une énumération des différents modes d’expression arabes que les Shu‘ûbites considèrent comme des faiblesses appelant les critiques, mais que Jâhiz considère implicitement, à l’inverse, comme étant d’une part des arguments pour la supériorité rhétorique des Arabes, et d’autre, comme étant des indices de l’ignorance des Shu‘ûbites du patrimoine culturel des Anciens Arabes. ﻭوﻧﺒﺪﺃأ ﻋﻠﻰ ﺍاﺳﻢ 1 ﺑﺬﻛﺮ ﻣﺬﻫﮬﮪھﺐ ﺍاﻟﺸﻌﻮﺑﻴﯿﺔ ﻭوﻣﻦ ﻳﯾﺘﺤﻠﻰ ﺑﺎﺳﻢ ﺍاﻟﺘﺴﻮﻳﯾﺔ ﻭوﺑﻤﻄﺎﻋ ﻬﮭﻢﻨ ﻋﻠﻰ ﺧﻄﺒﺎء ﺍاﻟﻌﺮﺏب ﻭوﻣﺴﺎﺟﻠﺔ ﺍاﻟﺨﺼﻮﻡم ﺑﺎﻟﻤﻮﺯزﻭوﻥن ﻭوﺍاﻟﻤﻘﻔﻰ٬، ﻭوﺍاﻟﻤﻨﺜﻮﺭر ﺍاﻟﺬﻯى ﻟﻢ ﻳﯾﻘﻒ٬، ﻭوﺑﺎﻷﺭرﺟﺎﺯز ﻋﻨﺪ ﺍاﻟﻤﺘﺢ ۰٠ ﻭوﻋﻨﺪ ﻣﺠﺎﺛﺎﺓةﺍاﻟﺨﺼﻢ٬،ﻭوﺳﺎﻋﺔ ﺍاﻟﻤﺸﺎﻭوﻟﺔ٬،ﻭوﻓﻰ ﻧﻔﺲ ﺍاﻟﻤﺠﺎﺩدﻟﺔﻭوﺍاﻟﻤﺤﺎﻭوﺭرﺓة ﻭوﻛﺬﻟﻚ ﺍاﻷﺳﺠﺎﻉع ﻋﻨﺪ ﺍاﻟﻤﻨﺎﻓﺮﺓة ﻭوﺍاﻟﻤﻔﺎﺧ ﺮﺓة٬،ﻭوﺍاﺳﺘﻌﻤﺎﻝل ﺍاﻟﻤﻨﺜﻮﺭرﻓﻰ ﺧﻄﺐ ﺍاﻟﺤﻤﺎﻟﺔ٬،ﻭوﻓﻰ ﻣﻘﺎﻣﺎﺕت ﺍاﻟﺼﻠﺢ ﻭوﺳﻞ ﺍاﻟﺴﺨﻴﯿﻤﺔ ﻭوﺍاﻟﻘﻮﻝل ﻋﻨﺪ ﺍاﻟﻤﻌﺎﻗﺪﺓة ﻭو ،٬ﺍاﻟﻤﻌﺎﻫﮬﮪھﺪﺓة ﺍاﻟﺒﻴﯿﺎﻥن ﻭوﺍاﻟﺘﺒﻴﯿﻴﯿﻦ ﺍاﻟﺠﺰءﺍاﻟﺜﺎﻟﺚ،٬ﻣ ﻜﺘﺒﺔ ﺍاﻟﺨ ﻰﺠﻧﺎ،٬ﺎﻘﺍاﻟ،٬ﻫﮬﮪھﺮﺓة ﺮﻣﺼ1998 صﺹ٦ Nous commençons au nom de Dieu par rapporter la doctrine de la Shu‘ûbiyya et de ceux qui se flattent de l’égalité, ainsi que leurs fortes attaques contre les orateurs arabes […].La controverse s’exprime par des vers simples et des vers rimés, ou de la prose non rimée, le sonnet lors du puisage à la source, lors des affrontements physiques contre l’adversaire, lors des combats, au sein d’une querelle et d’un débat. Et de même, le recours à la prose rimée (saj‘) au moment de la dispersion et des palabres ; à la prose lors des discours de la remise du prix du sang, lors des séances de réconciliation et de renonciation à la haine. Le discours fait au moment du pacte ou de l’engagement. (Kitâb Al-Bayân wa-al-tabyîn, III, Librairie EL Khânjî, Le Caire-Egypte, 1998, p6, traduction de Samar CHENOUDA) Jâhiz énumère les formes que prennent le discours poétique d’un côté et le discours «en prose» de l’autre dans des circonstances particulières. Ces deux types de discours caractérisent l’art oratoire arabe. L’énumération proposée met en évidence la capacité qu’ont les Arabes à utiliser dans toute leur richesse ces deux formes d’expression (poésie, prose), ce qui reflète le niveau élevé de la culture et de l’éloquence arabe innée, spontanée et susceptible de produire du bayân3 dans le sens, sans qu’un travail d’écriture préalable ou postérieur ne soit nécessaire. Toutes ces formes d’expression spontanée constituent en effet l’accompagnement verbal des actes quotidiens de la vie familiale et sociale ; elles sont suscitées par les circonstances. Les Arabes appliquent ainsi le topos4 suivant : «Les mots égalent la vie». Malgré leur illettrisme, les Arabes étaient éloquents et avaient comme but de plaire. De nombreux écrivains se sont intéressés à définir la place réservée à la parole éloquente chez les anciens arabes, parmi lesquels Abdel Kâhir Al-­‐Jirjânî, qui voit dans la parole éloquente arabe une science 3 Le bayân est cette opération de «comprendre et se faire comprendre, de permettre l’accès au sens et sa transmission.» (M.H. AVRIL, 1994, Rhétorique et khutba dans le Kitâb al-Bayân wa al-tabyîn de Jâhiz, Thèse de doctorat, Université Lumière- Lyon II, p 66) 4 Les topoï sont, selon Ducrot : «des croyances présentées comme communes à une certaine collectivité dont font partie au moins le locuteur et son allocutaire.» [Anscombre J. C., Ducrot O., L’argumentation dans la langue, philosophie et langage, Pierre Mardaga, 1988 p 2] qui permet de donner aux autres sciences des rangs, de montrer leurs valeurs et de récolter ses différents fruits, (Les secrets de la rhétorique, commenté et analysé par M. Monem et al, 1991, Beirout : Dâr Al-­‐Jîl) De son côté, Jâhiz insiste sur le fait qu’un bon orateur est celui qui a comme but de «comprendre et faire comprendre» et qui est capable de «convaincre ses ennemis au moyen d’un bon raisonnement et arriver à les réduire au silence». (Kitâb Al-Bayân wa-al-tabyîn, III, Librairie EL Khânjî, Le Caire-Egypte, 1998, p 11, 91, 97) .Cette visée est, selon lui, atteinte par les Arabes qui s’expriment avec clarté, transparence et éloquence tout en ayant recours aux différentes formes de discours citées ci-dessus. Jâhiz peint ainsi une contrevérité ironique inférable : en effet, l’invocation de l’ensemble des formes littéraires arabes qu’on peut considérer comme une richesse, incite normalement à valoriser leur auteur, à savoir les Arabes. Or, les Shu‘ûbites condamnent les Arabes pour avoir affirmé leur don dans toutes les figures de style auxquelles ils ont recours. Jâhiz, qui se présente dans un premier temps comme un partenaire solidaire des Arabes se désolidarise en même temps en construisant un «piège ironique» puisqu’il présente cette opinion comme totalement évidente. Son but est de défendre le contraire de ce que les Shu‘ûbites affirment, et de suggérer que la critique globale dont la rhétorique arabe fait l’objet ne peut être sérieuse et crédible : en ce sens, elle peut être considérée comme fallacieuse. L’enjeu argumentatif de ce passage est de montrer que dans le système de valeur guidé par le topos évoqué plus haut, la poésie et la prose spontanées propres aux Arabes sont placées au-dessus de la poésie et de la prose laborieuses, par apprentissage, prônée par les Shu‘ûbites. 2. Un discours improvisé digne d’éloges Une autre critique des Shu‘ûbites, adressée à l’art oratoire arabe, figure dans le passage suivant : ﻭوﺗﺮﻙك ﺍاﻟﻠﻔﻆ ﻳﯾﺠﺮﻯى ﻋﻠﻰ ﺳﺠﻴﯿﺘﻪﮫ ﻭوﻋﻠﻰ ﺳﻼﻣﺘﻪﮫ٬،ﺣﺘﻰ ﻳﯾﺨﺮﺝج ﻋﻠﻰ ﻏﻴﯿﺮ ﺻﻨﻌﺔ ﻭوﻻ ،٬ﺍاﺟﺘﻼﺏب ﺗﺄﻟﻴﯿﻒ ﻭوﻻﺍاﻟﺘﻤﺎﺱس ﻗﺎﻓﻴﯿﺔ٬،ﻭوﻻﺗﻜﻠﻒ .ﻟﻮﺯزﻥن ﺍاﻟﺒﻴﯿﺎﻥن ﻭوﺍاﻟﺘﺒﻴﯿﻴﯿﻦ ﺍاﻟﺠﺰءﺍاﻟﺜﺎﻟﺚ،٬ﻣ ﻜﺘﺒﺔ ﺍاﻟﺨ ﻰﺠﻧﺎ،٬ﺎﻘﺍاﻟ،٬ﻫﮬﮪھﺮﺓة ﺮﻣﺼ1998 صﺹ٦ L’écoulement de la parole spontanément et intuitivement pour qu’elle sorte sans artifice, sans trame de production, sans recours à la clausule, et, sans recherche de mesure. (Kitâb Al-Bayân wa-al-tabyîn, III, Librairie EL Khânjî, Le Caire-Egypte, 1998, p6, traduction de Samar CHENOUDA) Pour les Shu‘ûbites, l’absence de préparation est censée être associée à une valeur médiocre de l’expression. Or, la spontanéité, l’improvisation, l’intuition et l’absence d’artifice sont pour les Arabes quatre conditions nécessaires pour aboutir à l’éloquence. On peut citer à titre d’exemple les uploads/Litterature/ l-x27-eloquence-arabe-medievale.pdf

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