Recherches en langue et Littérature Françaises Revue de la Faculté des Lettres

Recherches en langue et Littérature Françaises Revue de la Faculté des Lettres Année 5 , No 8 Une conception glossématique de l’écriture cubiste Seyed-Sajad Zafranchilar1 Doctrant én Litterature Françis, Université de Berkeley, USA Résumé Dans ce modeste travail nous nous proposons d’abord de donner un aperçu général des travaux des écrivains dont l’écriture porte les traits de ce qu’on appelle « littérature cubiste » et nous nous efforçons en particulier de voir ces espèces d’écriture à travers la conception « glossématique » du langage telle qu’elle est développée chez Louis Hjelmslev. Loin d’être un travail historiographique visant la fouille des faits tels quels, nous nous intéressons à la création des petits circuits entre l’art cubiste et la production littéraire, en nous appuyant essentiellement sur quelques échantillons et quelques modes d’écritures chez trois figures littéraires du XXe siècle, Pierre Reverdy, Guillaume Apollinaire et Alain Robbe-Grillet. Mots-clés : Art contemporain, cubisme, littérature cubiste, linguistique structurale, glossématique hjelmslévienne, théorie de signe. - ﺗﺎرﯾﺦ وﺻﻮل :1 / 12 / 1390 ، ﺗﺄﯾﯿﺪ ﻧﻬﺎﯾﯽ : 31 / 3 / 1391 1- E-mail : sajad.zafranchilar@gmail.com Recherches en langue et Littérature Françaises, Revue de la Faculté des Lettres, Année 5, N0 8 90 «Qu’est-ce qui peut bienêtre cube dans les mots ? » Aragon Introduction Penser le rapport entre les différentes manifestations de l’art ne date pas d’hier, ni d’avant-hier. Ce rapport a su soulever des débats sérieux, aboutissant parfois à une redéfinition du domaine en question. Ces débats ont aussi reçu des éléments extérieurs à l’univers de l’art, et on peut y voir surtout la présence éminente des spécialistes de divers piliers des sciences humaines. La finalité des arts constituant l’un des sujets controversés des querelles artistiques, une remise en cause de tout déterminisme et tout utilitarisme, et cela en particulier à partir du dix-neuvième siècle, appela les réflexions sur la place du sens et la fonction communicative dans l’art et plus particulièrement en littérature. Selon la répartition fréquente des arts en verbaux et non- verbaux, on peut poser de nombreuses questions au sujet de cette affaire du sens et l’oscillation des principes du mécanisme communicatif entre les deux. Dans ce bref travail de recherche, je m’intéresserai à l’un des plus grands mouvements artistiques du siècle précédent, à savoir le cubisme, qui a marqué non seulement les arts picturaux, mais aussi la littérature en tant qu’art verbal, et qui s’est trouvé au centre des intérêts des chercheurs de différents domaines. L’entrée structurante du cubisme en littérature a fait en effet l’objet de diverses approches scientifiques, y compris l’intérêt porté par les linguistes et les spécialistes de sciences du langage. Parmi les théoriciens contemporains du langage, Louis Hjelmslev se trouve quelque peu en marge dans cette discussion, chose qui se justifierait avant tout soit par la complexité de sa pensée et sa méthode, soit par un retard notable avec lequel on a traduit ses œuvres en d’autres langues que la sienne. Disciple de l’école saussurienne, il a repris et développé les idées de Ferdinand de Saussure, tout en critiquant celles d'autres penseurs. Ce 91 Une conception glossématique de l’écriture cubiste qui nous intéressera ici, c’est le concept essentiel qu’il a introduit en linguistique, celui de « glossématique », qui suppose, comme on le verra plus en détail ultérieurement, une reconsidération de la notion du signe, nuancé par la définition de Saussure. On s’efforcera de décrypter l’interaction cubisme-littérature, à commencer par une quête de liens possibles entre les deux, mettant l’accent sur les apports voulus ou non du cubisme à la création littéraire. Pour ce faire, nous irons chercher les écrivains qui se sont laissé entraîner par le mouvement cubiste et là nous nous interrogerons sur l’influence de cette école artistique sur les travaux de Pierre Reverdy, Guillaume Apollinaire et Alain Robbe-Grillet. Le côté théorique sera plus sensible dans notre étude, mais on essayera de présenter des échantillons des productions cubistes de ces écrivains, que nous examinerons ensuite d'un point de vue hjelmslevien. La théorie des plans de Hjelmslev sera appliquée à la littérature cubiste, et ayant comme cas d’application les travaux des deux poètes et du romancier nommés ci-dessus, on aura la possibilité de faire des analyses à deux niveaux concret et abstrait, le roman étant un champ de manœuvre plus restreint au niveau visuel qui touche selon le mot de Hjelmslev le plan de l’expression. Chacune des quatre parties principales qui constitueront le corps de recherche sera consacrée à l’une des strates du signe hjelmsleviennes, pour aboutir à une image plus systématique du fonctionnement du cubisme littéraire selon le schéma glossématique de Hjelmslev. A. Aperçus généraux A.1. Approche glossématique Dans son livre Prolégomènes à une théorie du langage, Louis Hjelmslev ouvre un treizième chapitre fondamental qui s’intitule « Expression et contenu ». Ce court chapitre est en effet une esquisse très concrète de sa théorie qui part a priori du principe célèbre de Saussure : « La langue est une forme et non une substance ». Dans ce Recherches en langue et Littérature Françaises, Revue de la Faculté des Lettres, Année 5, N0 8 92 même chapitre, Hjelmslev commence et bâtit ses arguments sur cette phrase-clé, mais celle-ci ne lui sert que de point de départ et l’auteur procède à un bouleversement conceptuel du signe. Du « plan…des idées … et…celui… des sons » chez Saussure il arrive à une nouvelle répartition et il présente comme alternative le plan du contenu et le plan de l’expression. La notion du signe, aussi bien que celle du sens, se trouvent plus relatives chez Hjelmslev, et celui-ci prend encore plus d’écart par rapport au maître. Il soutient que « c’est en vertu de la forme du contenu et de la forme de l’expression seulement qu’existe la substance du contenu et la substance de l’expression qui apparaissent quand on projette la forme sur le sens, comme un filet tendu projette son ombre sur une surface ininterrompue. » 2 Cette question de « surface », qui d’ailleurs semble dans une certaine mesure compliquée, réapparaîtra dans les parties suivantes en tant qu’élément central dans le cubisme. L’intérêt qui réside dans le travail de Hjelmslev relève du fait qu’il n’hésite pas à étendre ses argumentations aux champs de perception non verbale, et dans sa discussion sur les plans il s’intéresse aussi à la perception des couleurs3 et insiste également sur les perceptions visuelles, chose qui renforcera la légitimité de notre réflexion charnière entre la linguistique et l’art. Cette théorie étant avant tout appliquée au langage, la langue subit alors une division qui justifiera surtout notre approche glossématique du cubisme et dans un second degré de la littérature. Hjelmslev, dans le but de faire un élargissement au niveau du langage, ajoute aux langages de dénotation (naturels), qu’il définit comme ceux « dans lesquels aucun des deux plans n’est à lui seul un langage », « des langages dont le plan de l’expression est un langage et d’autres dont le plan du contenu est un langage »4. Dans la deuxième catégorie, il 2- Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris : Minuit,. 1968, p. 81 3- Id. p. 77. 4- Id. p. 155. 93 Une conception glossématique de l’écriture cubiste appelle les premiers « langages de connotation » et les seconds « métalangages ». Jean Domerc indique dans son article5 où il traite ce problème d’assez près, que la tentative d’insérer les langages esthétiques dans cette classification a été déjà entreprise par Hans Sørensen, dans son essai sur la poésie de Baudelaire, mais Domerc apporte aussi des critiques sur le travail de Sørensen, l’accusant de rester perplexe au sujet de certains plans. Sørensen, qui entend faire voir les quatre strates hjelmsléviennes en littérature en tant que langage de connotation, ne semble pas arriver, comme le croit Domerc, à classer résolument le genre et le style. Les ambiguïtés de Sørensen pourraient ne pas exister autant dans la littérature cubiste, où l’on assiste à un tissage très intime des champs visible et intelligible. C’est un bloc très privilégié qui rend plus évidents les plans langagiers dans le domaine de l’art, même si l’on se trouve de temps en temps face à une complexité que suppose la littérature cubiste, poussée vers un mélange éventuel des plans. A.2. « Littérature cubiste » ? Le cubisme qui ne n’a été en vogue que durant une courte période au début de XXe siècle, n’a pour autant pas perdu d’importance chez les critiques et les artistes. En tant qu’amateur d’art, j’ai toujours conçu le cubisme comme un art d’immobilité et de mobilité simultanées, puisque l'artiste change constamment sa place et celle de son objet. Cette attitude nouvelle pourrait passer pour l'une des particularités principales de cet art nouveau et est susceptible de renfermer en elle les modalités théoriques d’une telle révolution artistique. Cependant, la définition du cubisme n’a pas l’air d’être si simple que cela et l’arrière-plan, qui aura sa place à part dans les strates hjelmsléviennes abordées dans notre discussion, aurait autant d’importance que la scène d’apparition du mouvement. Albert Gleizes 5- Domerc Jean, La glossématique et l'esthétique, in: uploads/Litterature/ glosematique-litterature-cubiste.pdf

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