1 L’idéalisme allemand, d’hier à aujourd'hui Entretien avec Olivier Schefer1 Pr
1 L’idéalisme allemand, d’hier à aujourd'hui Entretien avec Olivier Schefer1 Propos recueillis en décembre 2014 par Capucine Echiffre et Victoire Feuillebois. Vous êtes né en 1964 et vous avez fait vos études supérieures dans les années 1990 : à cette époque où l’on sortait du paradigme structuraliste et formel, le premier romantisme et l’idéalisme allemands étaient-ils des objets de choix ? Avec le recul, je dirais que ce sont les objets qui nous choisissent, dès lors que ces objets ne sont pas seulement des thèmes de travail, parmi d’autres, mais qu’ils constituent l’enquête d’une vie. Ce que nous appelons « choix » n’est sans doute qu’une manière de répondre à cette nécessité et de comprendre pourquoi il fallait travailler dans ce sens plutôt qu’en un autre. Comment en êtes-vous venu à cet objet d’étude ? Il y a des raisons visibles et d’autres plus secrètes. Lors de mon mémoire de maîtrise sur le sublime postkantien, sous la direction de Michel Guiomar (Paris IV), en 1986, j’avais consacré l’essentiel de mon travail à la lecture des textes romantiques traduits dans l’Absolu littéraire. J’essayais de comprendre comment le premier romantisme avait lu ou n’avait pas lu Kant, sans toujours être convaincu par les analyses assez blanchotiennes de l’Absolu littéraire qui me semblaient trop partielles et partiales, alors que la littérature romantique déborde constamment le cadre strictement littéraire. Et du reste, il n’est pas sûr que le sublime soit la question de ce premier romantisme, mais je lisais aussi cela par le biais d’un ouvrage collectif paru chez Belin qui a compté à cette période. Par ailleurs, j’étais un lecteur compulsif de poésie et de littérature, et dans mes tentatives personnelles en ce domaine, j’entrelaçais toujours les genres, aphorismes, poèmes, nouvelles ; je compris plus tard que cette génération d’Iéna avait inventé – et bien mieux que moi ! – cet espace d’hybridation et de transversalité. 1. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 8218 - UMR ACTE 2 Par quel(s) auteur(s) avez-vous rencontré les écrivains allemands de cette période ? Je dois énormément à une remarquable génération d’enseignants de la Sorbonne des années 1980. Jean-François Marquet et Jacques Rivelaygue nous entretenaient souvent de l’œuvre poétique et poétologique de Hölderlin mais aussi des textes critiques des frères Schlegel. Michel Haar, à travers Nietzsche, nous initiait aux nuances de l’aphorisme et aux liens entre la poésie et la philosophie. Et le texte difficile de Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, me fascinait beaucoup, parce qu’il était ardu et percutant, résistant, et qu’il allait directement à l’essentiel ; qualités qui sont du reste celles de l’écriture spéculative du premier romantisme. Je dois dire que mon directeur de mémoire, Michel Guiomar, auteur notamment d’un essai sur l’esthétique de la mort, m’a sans doute aussi fait découvrir la part nocturne du romantisme, que j’ai continué d’explorer à ma façon. Pourquoi Novalis a-t-il pris une place si importante ? Je ne peux pas répondre entièrement à cela, parce que Novalis est à ce point devenu partie prenante de mon travail que chacun de mes livres, sans doute, apporte une réponse à votre question. Disons qu’il a, en un temps très resserré, « tout » pensé et expérimenté ; tout ce que notre époque appelle parfois de façon complaisante, et sans que la chose y soit vraiment, « transversalité » ou « mélange des genres », se trouve à l’épreuve et au travail chez Novalis avec une intelligence incomparable. Je pense à ses manuscrits posthumes, bien entendu, mais aussi à ses récits polyphoniques et polymorphes, Les Disciples à Saïs et Henri d’Ofterdingen. Novalis pense et écrit en traçant des constellations de sens, il déplie à chaque instant des cartes imaginaires qui sont aussi des moments d’indexation du réel. Il y a chez lui un mouvement assez goethéen de systole et de diastole ou encore de concentration et d’évaporation baudelairienne du moi : son écriture se précipite, crée des instants féconds, dirait Lessing, où tout se tient, tout en déployant de longues séquences oniriques particulièrement flottantes et mobiles. Qu’on relise les deux premières phrases des Disciples à Saïs et qu’on juge plutôt. Un aphorisme frappé pour commencer (« Les hommes vont par de multiples chemins »), aussitôt suivi d’un long déploiement sur le thème ancien de l’écriture chiffrée de la nature, qui se perd en route. Tout mon travail vient en un sens de ces deux premières phrases et de la tension qu’elles établissent sur le seuil. Comme le demande Yves Bonnefoy : « Est-ce ici que là- bas commence ? » 3 Vos travaux proposent des auteurs romantiques et idéalistes une lecture très différente de l’interprétation imposée par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ou de toutes celles qui ont été influencées par Maurice Blanchot. Leur apport, il faut le rappeler, a été considérable, car ces auteurs, grâce à Benjamin que j’évoquais plus haut, ont démystifié le romantisme allemand, trop souvent relégué à un mysticisme occulte et à une naïveté poétique. La question principale, selon moi, se joue autour de la conception autotélique (autoréflexive, intransitive, métapoétique) que les travaux de Blanchot puis de Lacoue-Labarthe et Nancy ont principalement défendue, y compris lorsqu’il est question de fragment, ce qui est un peu paradoxal ou relève d’une sorte de grand écart. Ils l’ont fait brillamment du reste et avec des nuances intéressantes (quand il s’agit de chaos et de Kunstchaos). Mais l’absence de Novalis dans le recueil consacré à l’invention romantique du concept de littérature et de critique, L’Absolu littéraire, est à cet égard symptomatique, et ce manque rejaillit sur l’appréciation philosophique que Lacoue-Labarthe et Nancy proposent d’un romantisme proto-hégélien (l’art comme lieu de manifestation de la vérité). Peut-être parce que j’ai lu Novalis en même temps que Nietzsche, j’ai tendance à voir dans la génération d’Iéna un moment inaugural de la conscience moderne, celui d’une problématisation de la vérité qui entraîne une remise en cause de la thèse ontologique d’un art exclusivement dédié à l’auto-présentation du vrai et à l’unité des contraires. Ce n’est pas pour rien que cette génération s’intéresse au corps, à la maladie, au rêve, au hasard et aux forces infra-conscientes. En somme, il me semble avoir essayé de comprendre comment le romantisme noir (Mario Praz) était à l’œuvre philosophiquement, et pas seulement littérairement, dans le romantisme. La découverte et redécouverte de textes critiques, polémiques et contradictoires de cette période (Les Études fichtéennes de Novalis, son Brouillon général ou encore les Cours de philosophie transcendantale de Friedrich Schlegel professés à Iéna) aident à reconsidérer le rapport critique et complexe du romantisme à l’égard de l’idéalisme philosophique et de son projet systématique. Vous dites souvent que vous travaillez non pas sur le romantisme, mais avec le romantisme. Pouvez-vous revenir sur cette idée ? S’agit-il d’une démarche personnelle ou d’une spécificité liée à l’objet lui-même ? Une démarche personnelle sans doute, mais liée à l’objet, puisque la pensée est en cette période d’emblée une affaire poétique ; on ne comprend une chose, écrit souvent Novalis, que dans la mesure où on la produit. Et l’on sait bien, par ailleurs, que la critique romantique ne se tient pas en dehors des 4 œuvres, mais qu’elle leur est immanente et qu’elle se donne souvent pour le prolongement de l’œuvre. Travailler avec et depuis le romantisme, cela signifie pour ma part deux choses : questionner les « survivances », pour reprendre une notion d’Aby Warburg, de la pensée et de l’esthétique romantiques dans l’art moderne et contemporain en particulier, soit comment les notions de chaos, de fragment, de décloisonnement des arts et des genres continuent de travailler et de tordre les formes. Par ailleurs, je pratique, disons, une écriture du fragment par montages associatifs et chaînes analogiques, que je tiens assurément du romantisme et de la compréhension que j’en ai. Dans ma « trilogie nocturne2 », je ne m’intéresse pas seulement à des questions romantiques, mais aussi à une pensée par constellation, faite de récurrences, d’échos, de variations d’objets, autant d’aspects que la forme fragment rend possible selon moi. Actualités de l’idéalisme Quelle différence faites-vous entre idéalisme et romantisme ? S’agit-il d’une simple projection du couple philosophie/littérature ? Il n’y a pas vraiment de différence mais plutôt des ajustements, des réinterprétations ou des déplacements de la question idéaliste. Disons que le premier romantisme, dont nous parlons ici, est au plus près des préoccupations de l’idéalisme philosophique postkantien, à travers des questions principielles telles que celles de l’unité de l’idéal et du réel et de la dialectique réflexive. La génération d’Iéna, largement irrévérencieuse et polémique, discute ces questions pour les élargir à d’autres sphères, en quoi justement elle rencontre certains philosophes de l’idéalisme, notamment Schelling, marqué par le néoplatonisme, voire Hegel lorsque ce dernier parle de magnétisme. Novalis évoque souvent son « idéalisme magique » et il convoque, dans le cadre postkantien, la pensée magique et alchimique de Paracelse et de Jacob Böhme. Quant au lien que vous évoquez, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’une simple transposition : le rapport entre philosophie et littérature ou poésie-philosophie est idéaliste uploads/Litterature/ l-x27-idealisme.pdf
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- Publié le Oct 31, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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