EPI-REVEL Revues électroniques de l’Université Côte d’Azur L’île de Beckett Che

EPI-REVEL Revues électroniques de l’Université Côte d’Azur L’île de Beckett Chevallier Geneviève Pour citer cet article Chevallier Geneviève, « L’île de Beckett », Cycnos, vol. 10.2 (À quoi jouent les Irlandais ?), 1993, mis en ligne en juin 2008. http://epi-revel.univ-cotedazur.fr/publication/item/495 Lien vers la notice http://epi-revel.univ-cotedazur.fr/publication/item/495 Lien du document http://epi-revel.univ-cotedazur.fr/cycnos/495.pdf Cycnos, études anglophones revue électronique éditée sur épi-Revel à Nice ISSN 1765-3118 ISSN papier 0992-1893 AVERTISSEMENT Les publications déposées sur la plate-forme épi-revel sont protégées par les dispositions générales du Code de la propriété intellectuelle. Conditions d'utilisation : respect du droit d'auteur et de la propriété intellectuelle. 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L’île de Beckett Geneviève Chevallier Université de Nice-Sophia Antipolis Ce pourrait être l’Irlande, que Beckett quitte pour mieux la regarder, dont il fait sans doute “le lieu” par excellence, terre de référence explicite des Moran et Molloy de ses romans, des Rooney de ses pièces, mais surtout terre-mère qui les porte tous en puissance. Par privilège géographique, l’Irlande est de ces terres qui n’autorisent pas l’entre-deux. On y est ou on la quitte, et dans ce cas on s’en éloigne vraiment, sans solution de continuité. C’est peut-être à ce titre que la scène théâtrale en est une figuration. Si le rideau qui se lève semble nous introduire à la scène, en aucun cas nous ne pouvons y monter, et le fond de scène peut s’ouvrir et se fermer, mais l’espace sur lequel il s’ouvre n’a rien de commun avec celui qu’il cache. Vu “de l’intérieur”, si la scène théâtrale est encore par nature insulaire — aucun personnage n’en sort sans se perdre dans un espace où il n’a pas de place, la coulisse des acteurs où il n’existe plus matériellement —, par convention cependant le découpage des pièces en scènes et actes se fait en fonction des entrées et sorties de personnages auxquels on suppose une vie dans un au-delà virtuel, la mise en suspens de la présence d’un personnage étant en fait le corollaire de sa permanence. Pas chez Beckett : on ne sort pas de scène. On est là, et toute disparition en coulisse est fatale. Les personnages n’existent pas hors de notre regard1, alors même que la découpe de pièces en actes laisse croire à une permanence. Pour que la représentation continue, il leur faut donc rester en scène. Il en est ainsi dès En Attendant Godot 2, où Vladimir et Estragon semblent sans cesse à la limite entre le dedans et le dehors sans jamais accéder à celui-ci : en attente de ne pas être là, ils sont prêts à partir pour... nulle part. Car leur existence par la représentation est prise au pied de la lettre : leur place est “ici” ou n’est pas, ils ne peuvent que partir vers rien, donc rester. Quatorze fois, Estragon dit à Vladimir qu’il s’en va, et lui propose sept fois de partir avec lui. Vladimir prend le relais cinq fois, sans jamais bouger. Leurs sorties sont nécessairement avortées, les rares tentatives d’échapper à la scène n’étant pas vivables puisque Estragon s’y fait systématiquement attaquer — le danger est littéral. Et les seules sorties qu’il effectue sous nos yeux se concluent par son retour affolé. Si Vladimir et Estragon ne quittent pas la scène, ils y entrent néanmoins, au début de chaque acte. Mais la coupure est une rupture. Le deuxième acte nie le premier, se substitue à lui au lieu de le compléter. Le temps passé au dehors est injustifiable — un jour, peut-être toute une saison puisque l’arbre s’est couvert de feuilles, “le même jour, le même instant” dira Pozzo (154) —, et le lieu pas localisable, comme le signifie Estragon à Vladimir qui lui demande par deux fois où il a passé la nuit : “Par là” (12) répond-il d’abord, sans rien indiquer du doigt. Il reste silencieux la deuxième fois (98). Vladimir n’envisage d’ailleurs pas la scène autrement que théâtrale, et donc en ce seul ici, en la désignant comme telle : “nous sommes sur un plateau. Aucun doute, nous sommes servis sur un plateau” (125). Spectateurs, consommez. Cela met en tout cas fin à toute conjecture sur le lieu où Estragon semble pouvoir disparaître, renvoyant à la scène comme telle, tout comme y renvoyait la seule sortie de Vladimir précédemment, avec ce commentaire d’Estragon : “Au fond du couloir, à gauche” (56). Pozzo et Lucky, pourtant, passent sur cette scène, arrivant par un bout, sortant par l’autre. Venant du château pour se rendre au village, Pozzo et Lucky, liés par la corde en chaîne d’arpenteur qui mesure l’espace qu’ils traversent, sont bien de passage, apparemment sûrs de 1 Dehors, quant à lui. Il reste bien un spectateur à ce théâtre. Nous verrons plus loin en note aux pièces pour la télévision que même ce regard indispensable peut être “décalé”, à défaut d’être supprimé. 2 Samuel Beckett, En Attendant Godot (Paris : Minuit, 1968). Toutes les références à ce texte seront désormais données entre parenthèses à la suite de la citation. là où ils vont — le marché où Pozzo doit vendre Lucky. Ils quittent donc bien la scène au cours du premier acte, quoique cela se fasse avec quelque difficulté : Pozzo doit en effet prendre son élan, comme il l’explique à Vladimir qui s’étonne de le voir aller “dans le mauvais sens” (79). Pozzo a ainsi besoin d’aller en arrière pour aller en avant. Il sort pourtant, et revient au deuxième acte, toujours accompagné de Lucky qu’il n’a donc pas réussi à vendre? Ou peut-être n’a-t-il jamais atteint le village de Saint-Sauveur? Seul Vladimir se rappelle le projet de Pozzo. Et lorsqu’il l’interroge à ce sujet, Pozzo lui répond : “Si vous y tenez” (152), montrant bien que ce qui est hors de la scène n’a aucune importance. L’illusion théâtrale s’arrête au bord de la scène : la route n’existe pas dans la coulisse, et Pozzo ne peut aller plus loin que le rideau. La route esquissée sur la scène n’a donc pas de sens, puisqu’elle ne mène nulle part. Pozzo le confirme encore dans cet échange avec Vladimir avant de sortir pour la deuxième fois : “Où allez-vous de ce pas? — Je ne m’occupe pas de ça” (152). Autre personnage venu de l’“extérieur” : le messager censé apporter à Vladimir et Estragon des nouvelles de Godot. De passage lui aussi sur la scène, sa vie est “ailleurs”, chez Godot, espace sur lequel il donne quelques indications à Vladimir : un grenier, des brebis, des chèvres. Tout comme Pozzo, le garçon désigne un lieu hors de la scène qui semble l’orienter temporairement. De retour au deuxième acte, il n’est pourtant plus capable ni de reconnaître Vladimir, ni d’apporter le moindre message, puisque c’est Vladimir qui le délivre à sa place, lui se contentant d’acquiescer. S’il perd sa fonction, le lieu d’où il prétend venir est également remis en question. Comment d’ailleurs croire à l’existence d’un lieu dont le principal occupant n’arrive jamais? Fin de partie3 se joue en intérieur. Il n’est pas question de route à suivre cette fois, mais l’extérieur est encore suggéré : une fenêtre à droite, donnant sur la mer, une autre à gauche, côté terre, et une porte conduisant à la cuisine de Clov. Mais des fenêtres ne peut venir nulle lumière. Clov rétorque un “non” sans appel à Hamm qui croit sentir les rayons du soleil. Pourtant Hamm s’efforce de mesurer cet espace intérieur, frôlant les murs pour s’assurer des limites, alors que de l’autre côté il n’y a que “l’autre enfer” — “hors d’ici, c’est la mort” dit-il aussi au début de la pièce. Et plus loin : “loin de moi, c’est la mort”. Clov décrit également l’extérieur comme un “zéro... zéro... et zéro”, “rien... néant... gris...” qu’il tient à distance au bout de sa lorgnette. On a sans doute là une préfiguration de ce qui se passe dans une des dernières pièces de Beckett, Quoi Où, où les personnages quittent à tour de rôle la scène sur ordre de Bam pour être torturés puis condamnés à mort pour n’avoir pas rapporté à Bam la réponse aux questions qui font le titre. Partis à deux, seul revient en scène chaque fois celui qui sera le prochain condamné. Hamm infirme, uploads/Litterature/ l-x27-ile-de-beckett.pdf

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