L'invention de la « théâtralité »: En relisant Bernard Dort et Roland Barthes A

L'invention de la « théâtralité »: En relisant Bernard Dort et Roland Barthes Author(s): Jean-Pierre Sarrazac Source: Esprit , Janvier 1997, No. 228 (1) (Janvier 1997), pp. 60-73 Published by: Editions Esprit Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24277010 JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Esprit This content downloaded from 89.186.158.60 on Sat, 23 Jul 2022 08:16:35 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms L'invention de la « théâtralité » En relisant Bernard Dort et Roland Barthes Jean-Pierre Sarrazac* L'art ne peut se réconcilier avec sa propre existence qu'en tournant vers l'extérieur son caractère d'apparence, son vide intérieur. Th. Adorno, Théorie esthétiquel. Au DÉBUT DE De l'art DU THÉÂTRE2, le Régisseur, qui vient de faire visi ter les lieux à l'Amateur de théâtre afin de lui donner un aperçu du « mécanisme » (« construction générale, scène, machinerie des décors, appareils d'éclairage et le reste »), invite son hôte à s'asseoir « un moment dans la salle » et à s'interroger sur « ce que c'est que l'Art du théâtre »... La leçon mérite d'être entendue : on ne devrait jamais abor der la moindre question d'esthétique théâtrale sans s'installer aupara vant, ne fût-ce que mentalement, face à la scène. Avant de raisonner sur le théâtre, il est bon de refaire cette constatation que ce plateau étroit - et cependant destiné à servir de socle à tout un univers - semble, au repos, un désert. Autrefois, le rideau rouge permettait de dissimuler ce vide au regard des spectateurs ; il ne s'entrouvrait que pour laisser pas ser les mirages préparés en coulisse. Purement fonctionnel, le rideau de fer ne s'interpose aujourd'hui, au début de la représentation, entre le public et les artistes, que pour mieux souligner cette béance, ce vide absolu de la scène moderne. Derrière le rideau de velours, nos aînés * Professeur d'études théâtrales à l'université de Paris-VIlI, auteur dramatique et metteur en scène. Dernières publications : Théâtre du moi, théâtre du monde, Médianes, 1995 ; Plein emploi suivi de Vieillir m'amuse, théâtre, Circé, 1996. 1. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, coll. « d'Esthétique », 1989. 2. Edward Gordon Craig, l'Art du théâtre, éd. 0. Lieuter, 1942. 60 This content downloaded from 89.186.158.60 on Sat, 23 Jul 2022 08:16:35 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms L'invention de la « théâtralité » pouvaient subodorer l'abondance et la plénitude d'un théâtre fondé sur l'illusion. A présent, le rideau est à peine levé que déjà nous savons que ce décor, cette scénographie ne parviendront jamais à combler le vide de la scène ni à nous combler, nous public, du bienfait de leurs appa rences. La scène, même (et surtout) la plus encombrée, reste vide ; et c'est justement ce vide - l'Irreprésentable, en quelque sorte - qu'elle semble vouée à exhiber devant les spectateurs. Je soupçonne d'ailleurs Gordon Craig et son Régisseur de n'avoir confronté leur Amateur de Théâtre à cette irrémédiable vacuité de la scène que pour le pénétrer de l'idée que l'Art du Théâtre3 n'a désormais plus rien à voir avec la plénitude et le jaillissement de la vie et, tout au contraire, avec les mouvements subreptices, erratiques et désincarnés de la mort - « ce mot de mort, note Craig, vient naturellement sous la plume, par rapprochement avec le mot de vie dont se réclament sans cesse les réalistes ». Illusion ou simulacre ? A supposer que l'art théâtral du XXe siècle reste fondé sur l'imitation, ce qui doit faire l'objet d'une discussion, cette imitation, dans l'esprit de Craig et de tant d'autres — y compris bon nombre de « réalistes » -, n'im plique plus la soumission du spectateur à une illusion mais l'observa tion critique d'un simulacre... Je serais tenté de dire que la rampe et le rideau rouge ont été de facto abolis à partir du moment où le spectateur s'est trouvé invité par les comédiens ou quelque meneur de jeu - régis seur, metteur en scène, auteur, etc. - à s'intéresser non point à l'événe ment du spectacle mais à l'avènement, au cœur de la représentation, du théâtre même - de ce qu'on appelle théâtralité... Changement de régime du théâtre, qui se dégage du spectaculaire en associant le spectateur à la production du simulacre scénique et à sa mise en procès. Change ment implicite et difficile à circonscrire chez beaucoup de créateurs. Changement parfaitement identifiable et explicite chez Brecht, qui sou haite que « le théâtre avoue qu'il est théâtre » et, déjà, chez Pirandello : Le Régisseur de Ce soir on improvise n'annonce-t-il pas chaque soir au public qu'on va « essayer de regarder fonctionner à l'état pur ce jeu, cette simulation, ce simulacre, que couramment on appelle le théâtre » ? Au tournant du XXe siècle, le théâtre prend conscience, à l'instar des autres arts de représentation, de son vide intérieur et projette ce vide vers l'extérieur. Un tel retournement n'aurait évidemment pu avoir lieu sans la réunion, de Zola à Craig en passant par Antoine, Lugné-Poe et 3. Craig se veut le premier à définir cet art dans son autonomie, c'est-à-dire indépendamment de la littérature et libéré de cette indivision qui, chez Wagner, le plaçait encore sous le contrôle de la musique, de la poésie, de la pantomime, voire de l'architecture et de la peinture. 61 This content downloaded from 89.186.158.60 on Sat, 23 Jul 2022 08:16:35 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms L'invention de la « théâtralité » Stanislavki, d'un certain nombre de préalables essentiels : l'avènement du metteur en scène moderne, qui tend à devenir l'auteur de la repré sentation ; l'émancipation de la scène par rapport au texte ; la focalisa tion progressive des artistes sur l'essence de leur art, sur ce qui est spé cifiquement théâtral ; l'autonomisation complète — au-delà même du compromis et de l'indivision proposés par la synthèse wagnérienne des arts ou Gesamtkumtwerk- du théâtre et du théâtral par rapport aux autres arts et techniques concourant à la représentation... A chaque fois qu'on essaie de définir la révolution qui s'accomplit à ce moment de l'histoire du théâtre, on met à juste titre l'accent sur le sacre du metteur en scène et sur la fin de la tutelle absolue du dramatique sur le théâtral ; mais il serait regrettable d'oublier cet autre facteur, dont on ne mesure l'importance que face au trou noir de la scène : la révélation de la théâ tralité par l'évidement du théâtre. De Roland Barthes, on cite volontiers la fameuse définition selon laquelle « la théâtralité, c'est le théâtre moins le texte ». On devrait cependant se garder d'oublier sa lumineuse présentation du bunraku, cette forme théâtrale où, selon lui, « les sources du théâtre sont exposées dans leur vide » et où ce qui est expulsé de scène, c'est l'hystérie, c'est-à-dire le théâtre lui même, et ce qui est mis à la place, c'est l'action nécessaire à la produc tion du spectacle : le travail se substitue à l'intériorité4. Si la théâtralité c'est le théâtre lorsqu'il devient forme autonome, alors ce processus de formalisation ne saurait s'accomplir, comme on le lit dans les Mythologies (à propos du catch pris comme paradigme d'un théâtre de l'extériorité), sans « l'épuisement du contenu par la forme ». L'idée d'un théâtre critique, qui va germer, dans les années cinquante, à l'ombre du Tnp de Vilar, du Berliner Ememble de Brecht et du Piccolo Teatro de Strehler, ne se limite pas, comme on l'a parfois prétendu, à la critique du social par le théâtre. Dans l'esprit de Roland Barthes et de Bernard Dort, les deux principaux instigateurs de cette idée, la dimen sion critique et politique de l'activité théâtrale n'a de sens que si elle est fondée sur une critique en acte du théâtre lui-même et sur une libéra tion du potentiel de théâtralité. D'où le fait que les animateurs de la revue Théâtre populaire prennent pour cible tout un théâtre psycholo gique et bourgeois dont 1'« intériorité », le « naturel » et une continuité proclamée entre la réalité et le théâtre sont les valeurs affichées. A l'op posé, les artistes et écrivains dont se réclament volontiers Dort et Barthes - Brecht, bien sûr, mais aussi Pirandello ou Genet - ne laissent pas d'insister sur la rupture, la disjonction entre le réel et la scène. Pour donner la réplique au monde, pour donner corps à sa critique de la société, le théâtre doit avant tout proclamer son insularité : le plateau 4. Roland Barthes, l'Empire des signes, Albert Skira, coll. « Les Sentiers de la création », 1970. 62 This content downloaded from 89.186.158.60 on Sat, 23 Jul 2022 08:16:35 UTC All use subject uploads/Litterature/ l-x27-invention-de-la-theatralite-en-relisant-bernard-dort-et-roland-barthes-par-jean-pierre-sarrazac.pdf

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