1 L’écriture de l’événement ou l’événement de l’écriture. Ritournelle de la fai

1 L’écriture de l’événement ou l’événement de l’écriture. Ritournelle de la faim de Jean-Marie Gustave Le Clézio Justine Feyereisen, Université Libre de Bruxelles et Université de Savoie Citation: Feyereisen, Justine (2013), “L’écriture de l’événement ou l’événement de l’écriture. Ritournelle de la faim de Jean-Marie Gustave Le Clézio”, E. Ballardini, R. Pederzoli, S. Reboul-Touré, G. Tréguer-Felten (éds.), Les facettes de l’événement : des formes aux signes, mediAzioni 15, http://mediazioni.sitlec.unibo.it, ISSN 1974-4382. Dès les années 1960, la littérature personnelle a vu ses frontières génériques s’éroder devant l’émergence de deux nouveaux concepts : la lecture des œuvres littéraires d’un point de vue psychanalytique, qui dévoile l’importance des liaisons – conscientes ou non – qui unissent l’auteur et son ouvrage d’une part et, de l’autre, une pratique expérimentale où l’écriture devient la préoccupation principale, au détriment du sujet. Loin de l’égotisme d’une littérature narcissique comme de la stérilité créatrice qui guette l’écrivain devant l’effacement du moi, Jean-Marie Gustave Le Clézio (1940) s’impose sur la scène littéraire, à diverses reprises, par un retour aux sources autobiographiques du récit tout en se gardant la possibilité de s’inventer à travers lui ; ainsi les saveurs de l’enfance, amèrement marquée par la Seconde Guerre mondiale, s’échappent des pages de Ritournelle de la faim1 (Gallimard, 2008) : Cette faim est en moi. Je ne peux pas l’oublier. Elle met une lumière aiguë qui m’empêche d’oublier mon enfance. Sans elle, sans doute n’aurais-je pas gardé mémoire de ce temps, de ces années si longues, à manquer de tout. Être heureux, c’est n’avoir pas à se souvenir. Ai-je été malheureux ? 1 Les citations de cet ouvrage sont indiquées dans le texte par l’abréviation RF suivie de la pagination. 2 Je ne sais pas. Simplement je me souviens un jour de m’être réveillé, de connaître enfin l’émerveillement des sensations rassasiées […], c’est quand je commence à vivre. Je sors des années grises, j’entre dans la lumière. Je suis libre. J’existe. (RF : 12-13) Entre fiction et réalité, ce livre s’aventure dans la zone limitrophe où l’Histoire côtoie l’expérience intime pour donner lieu à une prose, qui met au jour le sens d’événements fondateurs dont la trace subsiste dans la mémoire des protagonistes, telle une cicatrice. Ces événements sont-ils le fait de l’auteur ou s’imposent-ils à lui ? Comment s’ancrent-ils dans le récit ? L’incipit nous amène d’emblée à formuler l’hypothèse selon laquelle l’acte narratif permettrait à son créateur de réélaborer, à partir de ce que lui dicte sa mémoire, l’événement qui l’a bouleversé, de le comprendre, de se l’approprier et, de ce fait, d’exister. En ce sens, le « roman autofictionnel » (Colonna 2004), l’objet même de la réalité et de sa représentation, apparaîtrait, à son tour, comme le résultat d’un événement. Aussi nous proposons-nous de nous intéresser à l’écriture de l’événement dans Ritournelle de la faim, à la lumière du concept phénoménologique de la mémoire, selon deux perspectives distinctes, mais néanmoins complémentaires. Nous analyserons, en premier lieu, la structure narratologique de ce livre, dont il sera nécessaire de souligner les mécanismes et les enjeux. Nous interrogerons ensuite la mise en intrigue des événements – au sens événemential2 – qui y sont contés au regard de la description de type « voir » telle que la linguistique textuelle et pragmatique la conçoit, une approche qui se verra complétée d’une analyse propre à la stylistique. En somme, il s’agira d’exemplifier le point de coagulation entre l’événement et son expression dans ce récit de J.-M.G. Le Clézio autour d’un concept qui se dépose dans et par le langage. 2 À ce propos, nous nous appuierons sur l’interprétation phénoménologique de l’être humain établie par C. Romano, selon laquelle il existe deux types d’événements : le fait intramondain et l’événement au sens événemential. Ce dernier caractérise des événements qui sont, eux- mêmes, à l’origine du sens à interpréter, se comprenant moins à partir du monde qui les précède que de la postérité à laquelle ils donnent lieu. Loin de se subordonner à une historicité, ceux-ci bouleversent le monde dans et par leur surgissement, reconfigurant les possibles qui les précédaient et les justifiaient pour créer, aux yeux de l’advenant, un nouvel univers (1998 : 35-77). 3 1. Une mémoire fictionnalisée 1.1. En proie à une mémoire involontaire Réfugié avec sa mère dans l’arrière-pays niçois en raison de la nationalité britannique de son père, J.-M.G. Le Clézio a été témoin, à ses dépens, de la guerre 1940-45. Il en relate peu ou prou l’expérience dans Ritournelle de la faim – autour de l’histoire d’une apocalypse annoncée aux prises de laquelle s’est retrouvée une petite communauté de Mauriciens3 – et ce, également, malgré lui. La mémoire d’événement ne correspond pas, en effet, à une faculté que l’écrivain pourrait adopter à l’égard de son passé pour en faire la narration. Il s’agit plutôt du passé qui se rappelle à elle, qui ne l’oublie pas comme le sous- entend Sophocle dans Electre4. Aussi, lorsque G. de Cortanze l’interroge sur la manière de « dire la vérité sur cette enfance », l’auteur lui répond en ces termes : J’ai eu souvent l’impression d’inventer, mais je pense qu’en fait, lorsqu’on écrit, on n’invente pas. On est toujours propulsé par une mémoire qui appartient quelquefois aux autres, à ce que les autres vous ont raconté, à ce que vous avez entendu, mais il s’agit en fin de compte toujours de mémoire : une poussée assez involontaire. (Cortanze 1999 : 73) L’explication de J.-M.G. Le Clézio met en exergue le problème posé par l’enchevêtrement sémantique qui règne entre les termes « mémoire » et « imagination », hérité de la philosophie socratique. Selon Paul Ricœur (2000 : 54), le trait commun entre ces deux mots est la présence de l’absent, alors que le trait différentiel relève, d’un côté, de la suspension de toute position de réalité 3 Certains faits se sont effectivement déroulés au sein de la famille Le Clézio, tels que la construction d’un pavillon indien de l’Exposition coloniale, la passion de l’un des parents pour l’aviation, la ruine du clan à la fin des années 1930 et l'apprentissage de la mendicité, l'exode vers Nice dès l’occupation de la Bretagne par les troupes hitlériennes, puis à Roquebillière, et enfin, la première représentation du Boléro de Ravel à laquelle assistait aussi C. Lévi-Strauss. 4 Cité par C. Romano lors d’une conférence sur « l’événement et ses traces » organisée le 9 mars 2010 à l’Université Libre de Bruxelles par le Groupe de contact FNRS « Stylistique et translinguistique » et le Séminaire international « Herméneutique textuelle et sciences humaines ». 4 et la vision d’un irréel, de l’autre, de la position d’un réel antérieur. En d’autres termes, « Imaginer n’est pas se souvenir » (Bergson 1896 : 278). Dans les années 1970, le courant de pensée poststructuraliste précisait que le sujet empirique ne produit pas un texte sous l’impulsion de l’imagination ou d’un acte remémoratif volontaire qui favoriserait une évasion du présent dans le passé ou dans l’irréel mais, au contraire, qu’il n’est autre que le produit du langage, rejoignant une réflexion de S. Beckett dans Molloy, selon laquelle « on n’invente rien, on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon » (1957 : 40). Devant l’acte d’écriture, sous le joug d’un langage qui le précède, et donc d’une mémoire involontaire, l’écrivain cède sa plume et « se meurt » (Barthes 1984 : 63-69), ce qui expliquerait la formulation impersonnelle que J.-M.G. Le Clézio emploie dans la citation ci-dessus et éclairerait les propos qu’il a confiés à C. Cavallero lors d’un entretien : j’ai toujours été intimement convaincu que pour l’écrivain, les possibilités de novation réelle demeurent infimes : la nouveauté potentielle réside dans la disposition, l’assemblage singulier d’éléments préexistants, plutôt que dans l’invention pure. (1993 : 166) 1.2. L’autofiction ou la reconstitution d’une mémoire Par l’application d’un jeu identitaire, mis en abyme, J.-M.G. Le Clézio se fait le reflet d’une mémoire familiale dans un récit où le temps imaginaire épouse le temps de l’existence. Adoptant une diégèse « à la première personne »5, le narrateur-auteur (N1) – qui n’apparaît que dans le préambule et la clausule du récit – s’inspire de sa propre expérience de la guerre tout en y intégrant des anecdotes calquées sur celles que lui a relatées sa mère. Toutefois, « c’est d’une autre faim qu’il sera question dans l’histoire qui va suivre » (RF : 13), puisque la narration, extradiégétique et hétérodiégétique, s’efface devant un autre conteur (N2), animé de la même volonté de récolter les traces laissées par sa propre mère – soit Ethel, l’héroïne du récit (R) -, et dont la présence n’est 5 L’emploi de guillemets se justifie par la protestation de G. Genette quant à l’utilisation de ce type de locution, puisque cette tournure porte l’attention sur le choix du romancier entre deux formes grammaticales alors qu’il se situe entre deux attitudes narratives dont les formes grammaticales ne sont qu’une conséquence mécanique (1972 : 251-252). 5 révélée qu’à l’avant-dernier chapitre. L’énonciation repose donc sur le schéma suivant : [N1[[R] N2] N1]. Leur uploads/Litterature/ study-on-ritournelle-de-la-faim-le-clesio 1 .pdf

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