Michel Cuypers LA COMPOSITION DU CORAN Nazm al-Qur’ân  ان Rhétorique sémit

Michel Cuypers LA COMPOSITION DU CORAN Nazm al-Qur’ân  ان Rhétorique sémitique IX Éditions J. Gabalda et Cie 69, rue du Petit Pendé 80230 PENDE (France) 2011 INTRODUCTION Bien qu’il expose des aspects littéraires du Coran restés largement méconnus jusqu’à ce jour, le présent ouvrage ne prétend pas livrer au public un quelconque code secret ou décryptage ésotérique du texte coranique, ce dont certains se montrent friands aujourd’hui. Il se propose, plus simplement, de décrire de manière systématique un certain nombre de procédés d’écriture qui assurent la cohérence d’un Livre généralement réputé ne pas en avoir. Ou, dit autrement, il expliquera les divers principes rhétoriques qui commandent la composition du texte coranique. Il s’agira donc d’un « traité de rhétorique coranique », mais différent des traités de rhétorique légués par la tradition littéraire arabe aussi bien qu’occidentale. On n’y trouvera pas, notamment, l’étude des multiples tropes ou figures de style et d’ornementation (métaphore, métonymie, compa- raison, ellipse, etc.) dans laquelle se complaisent la plupart de ces ouvrages. Son point de vue se limitera à ce que la rhétorique classique gréco-latine entendait par la disposition, soit l’étude de l’articulation des diverses parties du discours. Grecs et latins abordaient cette question avant tout du point de vue de l’argu- mentation, dans le cadre du tribunal : comment organiser le discours de défense pour être convaincant ? Or, nous ne présentons pas non plus un traité de l’argu- mentation dans le Coran. Notre horizon sera plus large et plus strictement littéraire : comment le discours ou le texte du Coran, à quelque genre littéraire qu’il appartienne (récit, exhortation, polémique, loi, prière...), est-il composé, dans chacune de ses parties, et dans l’organisation des parties entre elles, pour former un tout cohérent, porteur de sens ? Car c’est finalement la recherche du sens qui est en jeu. La question tient du défi, vu l’apparent désordre du texte coranique, que tout le monde s’accorde à reconnaître : les premiers lettrés musulmans déjà ont cherché à défendre le texte contre des détracteurs qui lui reprochaient son morcellement. Malgré leurs efforts, la question est restée ouverte jusqu’à ce jour. Pour découvrir l’organisation du discours coranique, il faut avant tout tenir compte du fait qu’il appartient à la culture sémitique dont il adopte les manières de penser et de s’exprimer. Il faudra par conséquent se laisser dépayser en sortant résolument de la perspective de la rhétorique classique grecque, dont nous avons tous hérités, y compris les Arabes. Dans celle-ci, la disposition des parties du discours suit un ordre logique linéaire : exorde, narration, preuve, argumentation, péroraison. On peut y reconnaître ce que nous avons tous appris à l’école : un texte bien rédigé doit commencer par une introduction, se pour- suivre par un développement continu, pour aboutir à une conclusion. Or, les anciens textes sémitiques ne fonctionnent pas ainsi ; c’est pourquoi ils nous déroutent tant et rendent leur compréhension difficile. Ils échappent à nos habitudes mentales. Leur principe de base, en effet, n’est pas la linéarité 10 LA COMPOSITION DU CORAN progressive, mais la symétrie. Une symétrie qui peut prendre diverses formes, obéissant à des règles précises, avec lesquelles l’auteur ou le rédacteur a cependant tout loisir de jouer librement pour structurer son texte à son goût et selon ses intentions. Il ne s’agit donc pas de formes fixes et préétablies, à la manière de la poésie classique grecque, latine, arabe, persane ou autre, mais d’un certain nombre de procédés d’écriture ou de « figures de composition » offrant de multiples possibilités combinatoires et cependant parfaitement codifiables. La connaissance de ce code rhétorique – objet du présent ouvrage – permettra d’entrer avec plus d’assurance dans l’intelligence du texte. On sait mieux, depuis Ferdinand de Saussure, qu’une unité textuelle quelconque ne trouve son sens précis qu’à l’intérieur de la structure dont elle fait partie. La structure ouvre la porte au sens des différents éléments qui la composent. C’est dire que cette étude rhétorique prendra le contre-pied de la plupart des commentaires anciens et modernes du Coran, qui expliquent les versets les uns après les autres, le plus souvent sans tenir compte de leur contexte littéraire, c’est-à-dire, de la structure rhétorique dont ces versets font cependant partie. Or, tout le monde sait le danger de sortir un verset de son contexte : on peut lui faire dire n’importe quoi ! Les règles de la rhétorique sémitique n’ont malheureusement pas été consi- gnées par les scribes du monde ancien proche-oriental, comme l’ont été les règles de la rhétorique grecque. Du moins n’a-t-on trouvé nulle part un équivalent sémitique de La Rhétorique d’Aristote ou de l’Institution oratoire de Quintilien. La seule solution reste donc l’examen minutieux des textes eux- mêmes, pour dégager, par induction, les principes qui gèrent leur composition. C’est ce qu’ont fait, depuis le milieu du XVIIIe siècle, une lignée de savants qui ont étudié au plus près le texte de la Bible. Depuis une quinzaine d’années, nous avons appliqué à notre tour ces mêmes principes à une trentaine de sourates coraniques, brèves ou moyennes, et, plus récemment, à la longue sourate 5, dite « La Table dressée » (voir la bibliographie, en fin de volume). Bien que ces travaux se limitent encore à une partie minime du Coran, il semble que le temps soit malgré tout venu de proposer au lecteur une synthèse théorique de « la rhétorique du Coran ». Mais nous ne nous limiterons pas à expliquer les différentes règles de la rhétorique coranique. Notre but sera aussi de proposer à l’étudiant ou au chercheur une méthodologie pour l’application de ces règles, qu’à la suite des biblistes, nous appellerons « l’analyse rhétorique » : comment procéder, étape par étape, dans l’application des règles de la rhétorique sémitique, en vue de mettre en lumière, le plus parfaitement possible, la structure complexe du texte coranique ? Les principes exposés dans ce livre étant issus des études bibliques, nous devons reconnaître notre dette toute particulière à l’égard du père jésuite Roland Meynet, professeur de théologie biblique à l’Université grégorienne, à Rome, et principal théoricien de l’analyse rhétorique, aujourd’hui. Notre exposé s’appuiera sans scrupule sur son récent et monumental Traité de rhétorique INTRODUCTION 11 biblique (voir la bibliographie). Nous avons toutefois opté pour un ouvrage moins fouillé, plus abordable, laissant aux spécialistes la liberté de se référer au Traité de R. Meynet pour d’ultimes compléments. Ce qui sera exposé ici suffira déjà amplement pour une analyse rhétorique approfondie du texte coranique. Un premier chapitre préliminaire esquissera les antécédents de l’analyse rhétorique sémitique, dans l’histoire de la culture savante islamique et dans les études coraniques modernes, ainsi que son développement à partir des études bibliques. Les cinq chapitres suivants constituent le cœur de l’ouvrage. Ils décriront les différents procédés de la rhétorique sémitique, et les étapes dans le travail d’analyse du texte. Le deuxième chapitre sera comme une entrée dans l’esprit de la rhétorique sémitique, par l’exposé de la binarité et de la parataxe (ou juxtaposition) comme caractéristiques générales de cette rhétorique. Le troisième chapitre définira les différents niveaux du texte, que l’analyse devra soigneuse- ment parcourir, du niveau le plus bas au plus élevé. Puis seront étudiées les trois figures de composition omniprésentes dans la rhétorique sémitique : le parallé- lisme, la composition spéculaire, et la composition concentrique. Un cinquième chapitre sera consacré à l’étude des centres des compositions concentriques, vu leurs caractéristiques et leur importance toutes particulières. Le sixième chapitre exposera les règles de la réécriture, qui permettent de visualiser les structures rhétoriques sous forme de tableaux. La répartition des sujets entre ces chapitres relève d’une nécessité pédago- gique quelque peu artificielle, dans la mesure où ces différents aspects de l’analyse rhétorique s’interpénètrent. Les niveaux textuels se distinguent en effet par leurs figures de composition, et pour visualiser niveaux et figures on ne peut éviter de recourir à la réécriture du texte en tableaux. Après ces chapitres, essentiels et assez techniques (autant en avertir le lecteur !), on abordera ce qui en est le fruit normal et le but : l’interprétation. Le travail technique de l’exégèse n’a pas d’autre but que de comprendre le sens du texte. Mais l’interprétation aussi exige le respect de quelques principes, qui seront formulés à partir de notre expérience concrète sur les textes. La plupart des exemples seront pris dans des textes difficiles, dont l’interprétation pose éventuellement question. Ceci montrera comment l’analyse rhétorique peut se révéler un instrument exégétique indispensable pour une meilleure compréhen- sion du texte coranique. Enfin, un dernier chapitre de conclusion ouvrira quelques perspectives. Il posera la question de l’extension dans le temps et l’espace de ce type de rhéto- rique, et s’interrogera sur quelques aspects anthropologiques de la rhétorique sémitique : relève-t-elle de l’oralité ou de la littérature écrite ? Est-elle spontanée et inconsciente, ou transmise par tradition et consciente ? La traduction des nombreuses citations du Coran se veut la plus littérale possible, pour coller au maximum au vocabulaire et à la syntaxe du texte arabe. On la considérera donc comme un instrument de travail, destiné à refléter au mieux uploads/Litterature/ la-composition-du-coran.pdf

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