Title: Le personnage face au surnaturel dans "La Folie et la Mort" et "De l'aut

Title: Le personnage face au surnaturel dans "La Folie et la Mort" et "De l'autre côté du regard" de Ken Bugul Author: Anna Swoboda Citation style: Swoboda Anna. (2018). Le personnage face au surnaturel dans "La Folie et la Mort" et "De l'autre côté du regard" de Ken Bugul. W: K. Gadomska, A. Loska, A. Swoboda (red.), "Le surnaturel en littérature et au cinéma = The supernatural in literature and cinema" (S. 359-371). Katowice : Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego Anna Swoboda Université de Silésie, Katowice Le personnage face au surnaturel dans La Folie et la Mort et De l’autre côté du regard de Ken Bugul Abstract: When analyzing African fantastic literature, one needs to be aware of the specific context of its emergence. Unlike in Western fantastic literature, the super- natural is rooted in everyday life and often does not evoke any fear nor surprise. This article aims to analyze the heroines’ reaction to the supernatural in two novels by a Senegalese writer Ken Bugul: De l’autre côte du regard and La Folie et la Mort. The hesitation between belief and disbelief of the supernatural, as defined by Todorov, is possible when the protagonist has an ambivalent relationship with the African tradi- tion and is influenced by the Western thought. However, if the protagonist is not at all surprised or afraid of the supernatural, we are dealing with a neighboring genre: the marvelous. In my study, I will refer to the Western, as well as the African theories of fantastic literature. Key words: Ken Bugul, Senegal, fantastic literature, marvelous, supernatural La présence du surnaturel est ancrée avant tout dans la tradition et la vie quotidienne de l’Afrique noire. Pour parler de la littérature fantas- tique et des éléments surnaturels dans les romans africains, il est néces- saire de prendre en compte la spécificité de cette écriture et le contexte culturel de son émergence, bien différent du cadre occidental. Le but de notre article consistera à examiner la réaction du person- nage face au surnaturel dans La Folie et la Mort et De l’autre côte du regard de l’auteure sénégalaise Ken Bugul. Même si l’action de ces deux 360 Anna Swoboda œuvres se passe en Afrique, l’écrivaine est située entre deux mondes – l’Afrique et l’Occident – à cause de son parcours personnel. Cette dua- lité sera visible dans la nature de l’hésitation de ses personnages face au surnaturel : soit ils restent indécis devant une interprétation ration- nelle et irrationnelle des événements, soit le surnaturel ne provoque chez eux aucune surprise ni aucune peur, il est perçu comme un élément ordinaire du monde. Pour analyser cette réaction complexe des person- nages buguliens devant le surnaturel, nous adapterons donc aussi bien les théories occidentales « classiques » de la littérature fantastique que le contexte socioculturel de l’écriture africaine. Ken Bugul et le surnaturel Ken Bugul, dont le vrai nom est Mariètou Mbaye Biléoma, est une écrivaine sénégalaise d’expression française. Son pseudonyme, signifiant en wolof « celle, dont personne ne veut », illustre bien le caractère auto- biographique de ses trois premiers romans : l’auteure aborde souvent des sujets comme l’immigration, la crise d’identité, la quête de soi et les pro- blèmes sociaux en Afrique moderne. En premier lieu, Ken Bugul décrit surtout ses propres expériences – l’enfance et l’école coloniale française, l’immigration en Belgique et en France, enfin le retour au village natal – pour se réinventer et renaître. Sa trilogie autobiographique : Le Bao- bab fou (1982), Cendres et braises (1994) et Riwan ou le chemin de sable (1999) a déjà été sujette à plusieurs études critiques. Les deux romans suivants, notamment La Folie et la Mort et De l’autre côte du regard, ouvrent de nouvelles pistes d’analyse. La première œuvre, publiée en 2000, n’a pas de caractère autobiographique : elle décrit le vo- yage initiatique de la protagoniste Mom Dioum, qui est à la fois son iti- néraire psychologique et l’allégorie de la quête de soi de l’Afrique (Azodo, 2009 : 224). Dans le deuxième roman, publié en 2002, l’auteure reprend des motifs autobiographiques, en les mélangeant cependant avec des élé- ments surnaturels. En analysant ses deux ouvrages, nous verrons que le monde surnaturel bugulien n’est pas peuplé de loups-garous et de vampires : les phénomènes fantastiques sont inspirés de la tradition orale africaine. La Folie et la Mort et De l’autre côte du regard nous in- 361 Le personnage face au surnaturel… troduisent dans un univers mystérieux, où des éléments surnaturels ne provoquent toujours pas de sentiment de peur. La littérature fantastique africaine : approche critique Pour parler de la littérature fantastique africaine, il est primordial de définir sa spécificité, ses similarités et différences par rapport à la littéra- ture fantastique occidentale. Comme le reconnaît Farida Boualit, il existe deux thèses sur la conception du fantastique francophone africain. Selon la première, ce fantastique serait « modélisé » par la littérature occiden- tale ; d’après la seconde, il présenterait une spécificité qui s’inscrit dans le cadre du renouvellement esthétique des formes traditionnelles en ré- ponse à un contexte de « violence » et de « crise » (Boualit 2012 : 3–4). Les sociétés africaines n’ont pas connu de crise profonde des valeurs comme l’Europe au XVIIIe siècle, qui aurait pu susciter l’émergence de la littérature fantastique. Pourtant, d’après Roger Bozzetto qui étudie les textes latino-américains et chinois, c’est la colonisation et la violence occidentale qui apparaît aux civilisations non-occidentales comme « in- compréhensible, indéchiffrable, engendre des effets tragiques et nourrit des récits qui manifestent un trouble et une horreur fantastique » (cité par Abossolo, 2015 : 47). Dans ce cas, nous pouvons parler de « rupture » ou « déchirure » des valeurs traditionnelles dans les sociétés africaines pendant la colonisation et après les Indépendances dans les années 60. Cela est visible dans le cas de Mom Dioum, la protagoniste de La Folie et la Mort. N’ayant pas trouvé d’emploi après ses études dans la capi- tale, elle décide de subir un tatouage des lèvres, un rite d’initiation ex- trêmement douloureux, pour être réintégrée dans son village natal. En ce qui concerne De l’autre côte du regard, nous y retrouverons peu de références au colonialisme, contrairement à trois premiers romans auto- biographiques de Ken Bugul. Selon Jeanne De Larquier, « cette absence du conflit colonial indique que Bugul est allée à un autre stade de son propre développement psychologique »1 (2009 : 127). Pourtant, la narra- trice-protagoniste, Marie, oscille toujours entre l’explication rationnelle 1 C’est nous qui traduisons. 362 Anna Swoboda et irrationnelle des phénomènes qui se passent autour d’elle. Cela nous ramène vers un autre trait de la littérature fantastique africaine, à savoir la relation entre le réel et le surnaturel. Selon les théories occidentales, comme chez Jacques Derrida, le monde occidental est structuré par des oppositions binaires (1981 : 41–43). L’op- position entre le réel et le surnaturel est semblable à celle entre la raison et la folie, le logique et l’illogique, l’explicable et l’inexplicable. Tzvetan Todorov explique que « Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons sans diables, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier » (1970 : 29). Roger Caillois ajoute que « tout le fantastique est rupture de l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quo- tidienne » (1965 : 61). Cependant, selon Pierre Martial Abossolo, le sur- naturel est tellement enraciné dans la culture et tradition africaine qu’il ne peut pas être séparé du réel. Il explique ainsi la coprésence du visible et de l’invisible : Les morts considérés comme esprits ont le don d’ubiquité et s’im- pliquent dans les activités des vivants. La réalité laisse voir qu’il n’y a pas, à proprement parler, la possibilité d’opérer une distinction entre la partie visible et sa partie invisible. En Afrique, le groupe social comprend les vivants et les morts, avec des échanges constants de services entre les uns et les autres. […] Cette coexistence prend des formes aussi variées que les rêves, l’intervention des devins, l’édifica- tion des sanctuaires et les rites. Abossolo 2015 : 25 En Afrique le schéma dualiste occidental entre l’esprit et la matière n’est pas applicable. Comme les êtres invisibles et les esprits font par- tie de la vie quotidienne, leur apparition dans une œuvre littéraire ne provoque pas de peur. Cela peut être comparée à la notion de la « sus- pension nécessaire de l’incrédulité » dans le science-fiction selon Mos- kowitz (1966 : 7). À cela s’ajoute la mentalité sorcière, expliquée ainsi par Abossolo : Le recours aux marabouts, la conjuration, la sollicitation des services des sorciers, l’attribution des décès à la sorcellerie sont si communs et courants qu’il est difficile d’imaginer qu’ils peuvent créer chez 363 Le personnage face au surnaturel… les personnages comme chez le lecteur une « intrusion » ou une « hé- sitation » considérables. 2015 : 31 Par conséquent, la définition du fantastique de Todorov comme « l’hé- sitation éprouvée par un être qui ne uploads/Litterature/ swoboda-le-personnage-face-au-surnaturel-dans-la-folie-et-la-mort.pdf

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