LA CONCEPTION DE LA TRADUCTION EN FRANCE AU XVIe SIÈCLE Javier Suso López Unive
LA CONCEPTION DE LA TRADUCTION EN FRANCE AU XVIe SIÈCLE Javier Suso López Universidad de Granada 1. Introduction. Vouloir résumer quelle est l'idée de la traduction en France au XVIe siècle, ou définir ce que ce terme représentait dans l'esprit des gens, est doublement risqué: d'un côté, en schématisant les tendances générales, on peut trop les simplifier; de l'autre, on oublie toujours les opinions de quel- qu'un dont les opinions nous semblaient secondaires et sans relief, mais qui sont, pour d'autres, fondamentales. Nous avons essayé ainsi, pour réduire cette part du risque, de mon- trer le mouvement des idées au cours du siècle au sujet de la traduction, leur genèse, et leur portée idéologique, à travers un rapide tour d'horizon des opinions manifestées à ce sujet par un certain nombre d'auteurs de traductions dans leurs préfaces. Le premier constat est une nette séparation entre la première partie du XVIe siècle, et la seconde partie: il s'est produit une fracture très forte vers le milieu du siècle qui fait basculer une conception de la traduction comme libre, ad sensum, jusque-là pratiquement exclusive, vers une conception de traduction fidèle, qui prédominera au cours de la seconde moitié du siècle. Ce sera dans la détermination de cette notion de fidélité qu'apparaîtra une réflexion complexe sur la traduction; ce qui permettra de surmonter la disjonction traduction libre-traduction littérale (ou ad ver- bum), qui était jusque-là la (fausse) manière de poser le problème de la traduction. 2. La iusta via media et la traduction ad sensum. Paul Herbert Larwill a établi, dès 1934, que les tendances de la tra- duction dans les premiers temps de la Renaissance montrent une orienta- tion vers la liberté du traducteur dans l'interprétation du sens par-delà les mots concrets, attitude qui ne faisait que continuer la conception médié- vale de la iusta via media1. Ainsi, Raoul de Presles, dans sa version sur Saint 1 Tradition que les premiers humanistes italiens, Manetti, Salutati, ou Bruni ne feront que reprendre et transmettre au reste de l'Europe -Le Comento de Eusebio de Alfonso de Madrigal, 1512, par exemple-, voir Norton 1984: 25-54). Cette conception était opposée à une traduction littérale extrême: "Ad verbum interpreta- tio est ubi verbum verbo redditur. Ad sensum vero ubi verbis tro- Augustin, considère que son devoir de traduire consiste à ce «que je en- suive la vraye simple et clere sentence et le vray entendement sans ensui- vir proprement les mots du texte»2. Selon cette conception, il y aurait une brèche irréparable entre la phrase (avec ses valeurs de simplicité, clar- té et véracité) et les mots simples, isolés, qui bloquent l'accès au sens et à la pensée de l'auteur. On n'a aucune difficulté à voir là la survivance d'un courant philosophique qui, à partir du Cratyle de Platon, soutenait, comme Hermogène, une arbitrariété essentielle entre le nomen en tant que désig- nation d'une substantia particulière du monde, et cette réalité (substantia) en soi: les mots seraient ainsi des signes conventionnels, sujets à une évo- lution et une dégénérescence irréversibles. Cette conception allait de pair avec une approche linguistique monadiste: toutes les langues seraient is- sues d'un archétype primitif, un Ur-Sprache révélé aux hommes par Dieu; à la suite du drame de Babel, cet état primitif de la langue se serait perdu dans la multiplicité linguistique, la discontinuité entre les langues et leurs variations, qui seraient en somme les suites de la malédiction de Dieu3. Donc, il était tout à fait justifié d'ajouter des addenda au texte, des locutions diverses et des paraphrases pour essayer d'expliquer ce que l'au- teur avait voulu dire: les expositions et déclarations du traducteur recher- chaient ainsi intentionnellement une reproduction de la cohérence de la pensée de l'auteur. Sont rares les traducteurs, pendant cette première pé- riode de la Renaissance, qui ne définissent pas leur rôle comme celui d'une transformation à faire, attitude qui prend donc assise sur ce schisme lin- guistique irréparable entre les mots et leur essence (ou signification). La traduction est ainsi conçue comme un acte de supplémentation. Cette tendance reçut un appui décisif pour devenir quasi exclusive par l'action des «umanisti», ou professeurs de grammaire et de rhétorique. Si le cadre médiéval du trivium (grammaire, rhétorique et logique) et du quadrivium (arithmétique, musique, géométrie et astronomie) restait en place, en revanche, il existait une tendance vers l'abandon des vielles pra- tiques scolaires basées sur des manuels de grammaire latine qui faisaient apprendre aux enfants les règles et usages de la langue latine par des for- pisque dicendi omissis sententia tantum modo servatur" (où il faut suivre le sens des phrases -sententia- et où on peut omettre des mots et des figures de style -tropis (Manetti, De interpretatione recta, in Norton 1984: 50). 2 Raoul de Presles (1486): Les dix premires livres de monsei- gneur Sainct Augustin de la cité de Dieu. Préface. Abbeville, Je- han du Pré et Pierre Gérard. 3 George Steiner (1975: 73-74) remarque précisément que les philosophies du langage au XVIe siècle reposent sur cette dichoto- mie entre une approche monadiste du langage et une conception uni- versaliste. mules versifiées insipides et atrocement compliquées: la découverte des écrits de Quintilien et d'Horace mirent en valeur l'exercice de la prealectio, où l'élève devait reprendre l'explication du maître sur le vocabulaire, la syntaxe, les allusions historiques ou mythologiques, l'enseignement mo- ral... d'un fragment choisi; par là, ils redécouvrent l'exercice pédagogique de composition en rapport avec une traduction interlinguistique, en deux temps: dans un premier temps, une paraphrase littérale, mot à mot; en- suite, à un stade plus élevé de formation, une réplique rhétorique équiva- lente, basée sur l'art de l'oratoire. La traduction mot à mot était donc une phase dans la connaissance de la grammaire, qui avait une portée beau- coup plus générale qu'actuellement4. La conception de la traduction ad sensum de la fin du XVe siècle, accompagnée même de glossaires ou commentaires paraphrastiques, reste en pleine vigueur tout le long de la première moitié du XVIè siècle en France; ainsi Geofroy Tory qui appelle en plus à l'autorité d'Horace: «Je n'y ai mué ne changé le Sens de l'histoire en faveur d'homme quel- conque. Ma Traduction aussi ny est de mot a mot car ceust esté stille trop mesgre & sans grace aucune. Je scay selon Horace que, Nec verbo verbum curabit reddere fidus interpretes» (1529: Préface). Ou Jean Lefèvre, dans sa préface au Livret des Emblèmes (Paris, C. Wechsel, 1536), qui admet l'impossibilité de rendre mot à mot «l'intégrité» des épigrammes latins d'Alciatus: «Je confesse ja que je n'ay pas tousjours gardé l'integrité de chascun polis- tique ou epigramme en rendant parole pour parole: ains me suys contente 4 Ainsi l'auteur anonyme d'Exercitium Grammaticale... décrit la grammaire comme la pratique d'une écriture correcte (recte scribere), une compréhension correcte (recte intelligere) et une composition correcte (reste componere). De même Josse Bade (Badius Ascensius) définit la grammaire de façon similaire: "Est ars recte loquendi, recte scribendi & recte interpretandi ac censendi". Les humanistes des XVe et XVIe siècles, développant les propositions pédagogiques des studieux arrivés en Italie avant et surtout après la chute de Byzance, baseront leur méthode d'apprentissage de la langue latine dans l'appréhension du système grammatical des deux langues, de façon comparative, par l'association entre la morpho- logie et le sens (l'analyse philologique), la fonction et la tra- duction. C'était là toutefois une première étape (la conversio, cf. Chrysoloras, ou l'interpretatio, cf. Alfonso de Madrigal), à laquelle suivait la propietas, ou l'expositio, qui cherchaient plus amplement l'adaptation, grâce aux moyens de la rhétorique, du texte de base dans la langue, la culture et le temps de la langue cible. De nombreux humanistes composèrent des grammaires dans ce but, ainsi Erasme: De duplici copia verborum ac rerun, 1512; Ro- bert Estienne: La maniere de tourner en langue française les ver- bes, 1528; ou encore Jean Lefèvre d'Etaples: Grammatographia, 1529. suyvant la doctrine de Horace de exhiber l'argument d'iceulx». La polémique entre les membres du Collège des Lecteurs Royaux, et les professeurs de la Sorbonne, s'inscrit à l'intérieur de cette même conception de la traduction. L'interdiction du Parlement de Paris -selon les voeux des théologiens de la Sorbonne-, adressée aux Lecteurs Royaux, «de ne lire, ne interpreter aucuns livres de la Saincte Escripture en langue he- braicque» (in Félibien: Histoire de la Ville de Paris, G. Desprez et J. Desse- sartz, 1725, p. 682) concernait leur interprétation des textes sacrés, jugée erronée, mais n'était aucunement basée sur la défense d'une traduction plus ou moins littérale. Au contraire, même eux considéraient une hérésie la traduction littérale (ut facieunt Iudaei): pour pouvoir traduire les textes sacrés il fallait être possédé par la foi, interprétant de cette façon-là l'ex- pression horacienne fidus interpretes: «Car il ne suffit a bien interpreter, & traduire d'avoir la simple langue & interpretation en mots; mais il faut prendre, sensum medullarum & mysti- cum, & non redderee verbum verbo, seu adhaerere cortici verborum ut faciunt Iudaei» (in Du Boulay 1673: Historia universitatis parisiensis, VI, Paris, Pe- trus de Bresche, p. 243)5. L'erreur des Lecteurs Royaux consistait uploads/Litterature/ la-conception-de-la-traduction-en-france.pdf
Documents similaires










-
28
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 04, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1551MB