Michel Condé La genèse sociale de l’individualisme romantique 1986 Michel Condé
Michel Condé La genèse sociale de l’individualisme romantique 1986 Michel Condé, La Genèse sociale de l’individualisme romantique. Publié par l’auteur Liège, Belgique 1986 pour l’édition originale 2006 pour la présente édition au format électronique Tous droits réservés. Toute reproduction même partielle est interdite sans autorisation préalable de l’auteur. Michel Condé, La Genèse sociale de l’individualisme romantique, 1986 3 Introduction INTRODUCTION Le romantisme, le premier, affirme que la littérature est l’expression de la société (selon la formule de Bonald) et qu’« il y a donc autant de littératures diverses qu’il y a de sociétés différentes ». Lui-même se pense comme « la littérature qui grandit et se développe avec le dix-neuvième siècle », et veut répondre à une société perçue comme nouvelle ou renouvelée, que cette société soit « religieuse et monarchique » 1, telle que la souhaite un moment Hugo, ou qu’elle soit composée, selon Stendhal, des enfants de la Révolution qui ont « fait la campagne de Moscou et vu de près les étranges transac tions de 1814 » 2. Si nous voulions aujourd’hui montrer « le rapport qui existait entre la littérature et les institutions sociales de chaque siècle et de chaque pays » 3, ce rapport, dans le cas du romantisme, nous paraîtrait sans doute beaucoup moins clair qu’aux théoriciens du mouvement. En effet, la vision que nous avons de la société française au début du dix-neuvième siècle, est certainement très différente de celle de Hugo ou de Stendhal. La France des notables 4 est surtout marquée par le développement du capitalisme, les luttes entre les différentes fractions de la bourgeoisie et de l’ancienne aristocratie 5, l’ac croissement brutal de la population et de la misère urbaines 6 et les tensions sociales aiguës qui en résultent : les grands thèmes romantiques, l’exaltation du génie poétique, de la sensibilité, de l’amour, la rêverie, le satanisme, le goût pour la couleur locale, pour la littérature « populaire » ou pour le Moyen-Âge, tous ces thèmes et bien d’autres 7 pa raissent n’entretenir que peu de rapports avec l’époque et l’évolution historique générale. En particulier, la sensibilité réputée prosaïque de la bourgeoisie qui était la classe sociale la plus susceptible culturellement de « consommer » cette littérature, est à l’opposé de l’exaltation romantique. Première littérature consciente de sa modernité, le romantisme semble pourtant bien incapable de se relier à la modernité de la société. Une solution très simple existe pourtant à ce paradoxe, donnée par les roman tiques eux-mêmes : le mouvement est le contrecoup, le résultat, la conséquence, peut- être inattendue, de la Révolution française 8 ; la rupture entre le romantisme et le classi cisme correspond à la rupture révolutionnaire. Toute la conscience qu’a le romantisme de sa modernité, repose d’ailleurs sur la certitude d’une société nouvelle et transformée, affirmée avec éclat par la Révolution qui, créant le nom, rejette l’Ancien Régime dans le passé et s’en distingue par là même. Pour les romantiques, la Révolution et ses suites ont non seulement bouleversé l’ordre social, mais ont aussi profondément modifié les men talités : une « soif croissante d’émotions fortes » 9, une « affreuse désespérance » 10, un 1 V. HUGO, Œuvres poétiques 1. Paris, Gallimard (La Pléiade), 1964, p. 271, 274. 2 STENDHAL, Racine et Shakespeare, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 97. 3 Mme DE STAËL, De la littérature. Genève, Droz, 1959, p. 4. 4 A. JARDIN et A. J. TUDESQ, La France des notables 1. Paris, Seuil (Points), 1973. 5 K. MARX, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Paris, Editions Sociales, 1976, p. 47. 6 L. CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses. Paris, Le Livre de Poche (Pluriel), 1978. 7 P. VAN TIEGHEM, Le Romantisme dans la littérature européenne. Paris, Albin Michel, 1969, p. 221-297. 8 V. HUGO, Op. cit., p. 273. Cf. aussi C. ROE, « Les véritables origines du romantisme français ». Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1929, 36, p. 202-220. 9 STENDHAL, Op. cit., p. 167. 10 A. MUSSET, Oeuvres complètes, Paris, Seuil (L’Intégrale), 1963, p. 558. Michel Condé, La Genèse sociale de l’individualisme romantique, 1986 4 Introduction « besoin de vérité » 11 sont autant de diagnostics divers, mais qui s’accordent sur la pro fondeur du changement de mentalité, auquel doit répondre une littérature nouvelle. Lorsqu’Auger, par contre, célèbre le retour d’un roi qui comble tous ses vœux, il affirme en même temps l’unité de l’homme par-delà les différences sociales accidentelles et en conséquence l’universalité de la doctrine classique : pour lui « enfin, il en peut être de la littérature comme de la politique, où quelques concessions habilement faites à la néces sité des temps, préservent l’édifice de sa ruine, et le rajeunissent » 12. L’évidence qui éclate aux yeux des romantiques (et que refusent d’admettre les classiques) du caractère irrémédiablement dépassé d’un monde et d’une littérature « à paniers, à pompons et à falbalas » 13, mérite cependant d’être interrogée pour au moins deux raisons. La première est que, si la Révolution s’est pensée et s’est représentée com me une rupture radicale avec le passé, instituant un ordre absolument neuf des choses, la réalité des transformations est cependant plus problématique : certes, beaucoup de choses se sont modifiées, notamment dans le domaine politique, mais sur un fond de pesanteurs et de continuités sociales 14, les transformations les plus essentielles (à savoir la « révolution industrielle ») étant sans doute encore à venir. Quels sont alors les traits ou les caractéristiques propres au début du dix-neuvième siècle, qui doivent être pris en considération pour expliquer le romantisme ? D’autre part, y a-t-il vraiment nécessité à ce qu’une révolution politique et sociale se transforme en « révolution culturelle » ? Pour les romantiques eux-mêmes, cette né cessité n’apparaît pas dans toute son évidence : selon Hugo, en 1830, « les révolutions, ces glorieux changements d’âge de l’humanité, les révolutions transforment tout, ex cepté le cœur humain » qui est la base de l’art. « Il est donc tout simple, quel que soit le tumulte de la place publique, que l’art persiste, que l’art s’entête, que l’art se reste fidèle à lui-même, tenax propositi » 15. Que retenir d’ailleurs de cette révolution de 89, pour des jeunes gens dont certains se réclament des « idées monarchiques et des croyances reli gieuses » ? Les difficultés dans l’appréciation des réalités nouvelles nées de la Révolution amèneront ainsi très tôt un déplacement de la barrière entre l’ancien et le nouveau : l’op position du classicisme et du romantisme ne s’appuiera pas sur la rupture de 89, mais se fondera sur l’opposition du paganisme et du christianisme, de l’Antiquité et du Moyen Âge, du Nord et du Midi, de la chevalerie et des institutions grecques et romaines 16. De ce point de vue, un changement religieux aurait entraîné ou devrait entraîner une mutation littéraire et artistique : la transformation principale affecterait directement l’ordre des croyances, des valeurs et de la culture au sens anthropologique du terme. Cette interprétation élimine ainsi les difficultés d’une explication par l’influence sup posée de l’ordre politique et social sur le champ littéraire et artistique. Mais, toujours dans cette perspective, le dix-septième siècle classique devient un monstre hybride, une société chrétienne fardée des « couleurs usées et fausses de la mythologie païenne » 17 : cette exception doit disparaître pour qu’enfin l’accord des croyances religieuses et de la 11 V. HUGO, Op. cit., p. 274. 12 Manifeste d’AUGER contre le romantisme (1824), reproduit dans STENDHAL, Op. cit., p. 242. 13 V. HUGO, Théâtre complet I. Paris, Gallimard (La Pléiade), 1963, p. 451. 14 Sur ce problème de la réalité de la rupture révolutionnaire, on consultera notamment l’ouvrage clas sique d’A. TOCQUEVILLE, L’ Ancien Régime et la Révolution. Paris, Gallimard (Idées), 1967. 15 V. HUGO, Oeuvres poétiques I, p. 713. 16 Mme DE STAËL, De l’ Allemagne I, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 211. Dans sa préface à Cromwell, Hugo fait lui aussi passer la barrière principale entre le paganisme et une religion spiritua liste, une religion d’égalité, de liberté, de charité, qui introduit la mélancolie au cœur de l’homme. Cf. Théâtre complet I, p. 413-415. 17 V. HUGO, Œuvres poétiques I, p. 267. Michel Condé, La Genèse sociale de l’individualisme romantique, 1986 5 Introduction littérature se fasse, mais elle ne peut être expliquée. Il n’est guère nécessaire d’insister sur ce que cette reconstruction a d’artificiel et d’arbitraire. En fait les difficultés ren contrées par les romantiques eux-mêmes dans l’interprétation de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils veulent être, révèlent combien l’inscription historique et sociale du mouvement est complexe et malaisée à définir, et combien problématique est l’affirmation selon la quelle la littérature est l’expression de la société. L’ambition des pages qui suivent est de poser cette question de manière critique, c’est-à-dire en définissant préalablement le sens et la pertinence d’une telle interroga tion. Ensuite, une réponse originale sera peut-être possible. Michel Condé, La Genèse sociale de l’individualisme romantique, 1986 6 Introduction INTRODUCTION (1989) Deux grandes hypothèses sous-tendent la recherche qui est à l’origine de ce livre consacré au romantisme français et uploads/Litterature/ la-genese-sociale-de-lindividualisme-rom.pdf
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- Publié le Jul 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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