Presses de l’Inalco Variation linguistique et enseignement des langues | Gilles

Presses de l’Inalco Variation linguistique et enseignement des langues | Gilles Forlot, Louise Ouvrard La gestion de la variation linguistique au Maroc : le cas de l’amazighe et de son enseignement El Mustapha Barqach p. 253-267 Texte intégral 1 2 3 4 Introduction Il sera ici question de la variation linguistique dans l’enseignement‑apprentissage de l’amazighe (berbère) au Maroc. Avant de l’introduire dans le système éducatif marocain en 2003, il a été en effet nécessaire d’intervenir sur la langue déjà existante. Face aux divergences existant entre les différentes variétés de cette langue, considéré par L. Galand (1985, p. 181) comme une somme de faits linguistiques plutôt qu’un code bien structuré, la standardisation de l’amazighe – comme celle de toutes les langues – a consisté à expliciter ses règles, à les fixer en essayant d’élaborer un standard. En effet, les linguistes ont tenté de forger une langue commune et compréhensible par les locuteurs du berbère, conforme à la réalité sociolinguistique de ces locuteurs, mais également une langue prenant en considération la diversité linguistique et les particularités distinguant chaque variété. Ce choix d’aboutir à « une langue commune moyenne » (Mahrazi, 2009), plutôt qu’à une variété de référence ou à l’aménagement des trois grandes variantes (le tachelhit, le tarifit et le tamazight), constitue toujours un défi pour les chercheurs qui travaillent sur ces questions. Les manuels validés par le ministère marocain de l’Éducation nationale en collaboration avec l’IRCAM (Institut royal de la culture amazighe) rapportent les résultats des travaux portant sur des descriptions linguistiques et des recherches en didactique du berbère. Cette langue, que ce soit dans sa forme commune ou dans ses variantes topolectales, est encore peu didactisée. La question de la légitimité et de l’authenticité de la norme proposée par les manuels se pose aux différents acteurs éducatifs, notamment en raison de la différence existant entre les variantes de socialisation – communément appelées « langues maternelles » – des apprenants. Cette différence est 5 6 Figure 1 principalement d’ordre lexical, mais touche également aux domaines syntaxique et morphologique. En nous inspirant des travaux de Clément (2001) sur la biologie et sa didactique, nous proposons le schéma suivant (figure 1). Il montre l’articulation des trois éléments que nous souhaitons aborder dans notre contribution et en explique la transposition didactique à l᾿amazighe marocain. Notre contribution porte sur la problématisation de cette variation et son enseignement dans le système éducatif marocain. Nous commencerons par l’analyse du manuel scolaire de la 6e année du primaire. L’objectif est d’aborder les différents aspects de cette variation (lexicale et syntaxique) et d’analyser la façon dont ils sont mis en œuvre (transposition didactique). Nous nous focaliserons essentiellement sur la variation lexicale dont nous considérons qu’il s’agit du plus grand défi pour les chercheurs. Nous nous arrêterons aussi sur quelques exemples de la variation syntaxique. Ensuite, nous analyserons des entretiens que nous avions réalisés dans le cadre d’un travail universitaire (Barqach, 2016) auprès d’acteurs éducatifs, enseignants d’amazighe au Maroc. Nous essayerons de savoir comment ils gèrent cette variation en classe et quelles sont leurs attitudes et leurs représentations ainsi que celles de leurs apprenants, face à l’amazighe enseigné. L’analyse adoptée pour ces entretiens est 7 8 Pouvez‑vous me parler de votre expérience en tant qu’enseignant d’amazighe ? Qu’enseignez‑vous comme variante d’amazighe ? Quelles sont vos connaissances en amazighe standard, à l’oral comme à l’écrit ? Avez‑vous suivi des formations en didactique de l’amazighe ? Les apprenants sont‑ils motivés pour l’apprentissage du standard ? Quelles sont les difficultés rencontrées en classe ? Que pensez‑vous du contenu des manuels ? Ce contenu vous paraît‑il difficile à comprendre, pour vous ainsi que pour vos élèves ? Concernant le lexique, quelle est la variante dominante ? Au niveau grammatical, remarquez‑vous une différence entre la variante que vous maîtrisez et le standard du manuel ? Que pensez‑vous, d’une manière générale, de l’enseignement de l’amazighe à l’école marocaine ? Présentation du manuel essentiellement qualitative, un choix dicté par la nature du corpus. Les entretiens ainsi que leur analyse ne feront pas l’objet d’un chapitre distinct mais seront introduits au fur et à mesure de notre analyse du manuel. Les questions qui ont constitué la base du guide d’entretien sont les suivantes : À l’école primaire, l’enseignement de l’amazighe se fait dans les trois premiers niveaux dans l’une des variantes locales : le tarifit au nord, le tamazight au centre et le tachelhit au sud. Pour ces niveaux, chaque leçon du manuel est proposée en trois variétés identifiables par des couleurs ; le rifain en bleu, le tamazight en vert et le tachelhit en jaune. 9 10 11 12 La variation lexicale et la compréhension Figure 2 Pour les trois derniers niveaux du cycle primaire, les manuels sont unifiés progressivement. Ils présentent des contenus communs pour tous les apprenants, quelle que soit leur langue maternelle. Le manuel utilisé pour notre étude, est celui de la 6e année (11 ans). Il est intitulé tifawin a tamaziɤt 6 [bonjour l’amazighe 6]. Il comporte 126 pages et est rédigé en caractères tifinagh1. Il contient huit unités didactiques dont chacune contient à son tour six activités : l’expression orale, la lecture, la grammaire, l’écriture, un coin de lecture et des activités ludiques. Toutes ces leçons sont conçues de manière à ce qu’elles soient destinées aux apprenants, quelle que soit leur variante maternelle, sauf les activités ludiques qui sont proposées en trois variantes ; le chleuh, le tamazight et le rifain. Nous remarquons que les phrases et les textes proposés dans ce manuel utilisent le lexique des différentes variantes d’amazighe au Maroc. Cette richesse terminologique a permis aux auteurs d’avoir un large choix lexical, mais les a également mis face à un défi : « Quel lexique peut‑on considérer comme relevant de la norme de scolarisation ? » Pour commencer, nous avons choisi le premier texte de lecture du manuel (figure 2). Il est proposé aux apprenants dans toutes les régions. Il s’agit d’un texte écrit en amazighe « standard ». Il est intitulé daDa lfahim [le grand sage] et il reprend une histoire connue chez les Amazighes. 13 14 Texte de lecture Figure 3 Lexique employé selon les variantes Après avoir compté le nombre de vocables que contient le texte et avoir distingué la provenance de chaque mot, nous avons obtenu les résultats suivants. Signalons qu’il existe des mots employés dans les trois variantes. Les résultats obtenus montrent que le texte est constitué d’un lexique provenant de différentes variantes. Celui de tachelhit est dominant puisqu’il représente plus de 50 % du lexique. Il est suivi de celui de tamazight avec presque 30 %, quand à celui du tarifit, il représente 15 16 17 18 19 (a) da iTafa afSay i tmukrisin n imDukal Ns. Il trouve des solutions aux problèmes de ses amis. (b) ifulki ! ml iYi ad ẓṛɤ ! C’est beau, montre-moi pour voir ! F.R. : — Les manuels contiennent énormément de vocables du chleuh, plus de 50 % ; le tamazight et le rifain partagent le reste. Alors, en tant qu’enseignant ayant le tamazight comme langue maternelle, il me faut connaître aussi le chleuh et un peu le rifain pour utiliser ces manuels, et c’est le même cas pour mes élèves. Y.B. : — La plupart de mes élèves parlent couramment le tamazight car c’est leur langue maternelle, mais quand je leur fais lire un texte du manuel, ils ne comprennent pas tout, par conséquent on prend beaucoup de temps pour l’expliquer, surtout le lexique de tachelhit et du rifain, ainsi que les néologismes. environ 18 %. L’usage des néologismes dans ce texte est faible (3 %). Voici d’autres exemples illustrant cette variation : Texte de lecture : ḥMu bu inɤmisn [Hemmo et ses informations] (p. 24) Texte en bande dessinée (p. 36) Alors que les termes soulignés dans les exemples (a) et (b) sont inconnus des locuteurs du rifain, ils sont relativement familiers à ceux du tamazight. Le fait que ces deux phrases ne contiennent aucun mot de rifain peut rendre leur compréhension difficile aux locuteurs du rifain, visant l’apprentissage du standard. En effet, deux enseignants interviewés, de langue maternelle tamazight, qui enseignaient au centre du Maroc, nous ont exprimé leurs difficultés et celles de leurs apprenants face à cette variation lexicale : Les sujets interviewés ont des représentations négatives vis‑à‑vis du contenu du manuel. Ce sont des enseignants locuteurs de tamazight, mais ils trouvent que le standard est un peu difficile pour eux et pour leurs élèves. Ils n’hésitent pas à évoquer la dominance du lexique provenant du tachelhit (ou chleuh) comme 20 21 22 23 24 25 (c) imaSn n uẓawan n tmurt Nɤ maṚa cnan ! Les instruments de musique de notre pays sont trop beaux ! (d) tugt n imikiln ar tn Katnt tihiritin iɤ Bin abrid, ur rurn anli. ! Plusieurs piétons ont été heurtés par des voitures en traversant la rue sans faire attention. (e) umi srsɤ atbir g ugns n yisKi Ns, tḍwa yeMas. Lorsque j’ai mis le pigeon dans son nid, sa maman s’est envolée. principal obstacle pour uploads/Litterature/ la-gestion-de-la-variation-linguistique-au-maroc-le-cas-de-la-langue-amazigh.pdf

  • 21
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager