Appareil 11 | 2013 L'espace et l'architecture: état des lieux La khôra du Timée

Appareil 11 | 2013 L'espace et l'architecture: état des lieux La khôra du Timée : Derrida, lecteur de Platon Marta Hernandez Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/appareil/1780 DOI : 10.4000/appareil.1780 ISSN : 2101-0714 Éditeur MSH Paris Nord Référence électronique Marta Hernandez, « La khôra du Timée : Derrida, lecteur de Platon », Appareil [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 26 septembre 2013, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ appareil/1780 ; DOI : 10.4000/appareil.1780 Ce document a été généré automatiquement le 19 avril 2019. Appareil est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. La khôra du Timée : Derrida, lecteur de Platon Marta Hernandez 1 Comment parler de l’espace ? Et de quel espace ? Depuis quelle situation ? Depuis quel point de vue qui ne soit pas déjà situé dans l’espace dont il s’agit de parler ? Avant de situer l’espace comme l’objet d’une recherche philosophique, d’un discours ou d’une théorie, l’espace nous aurait toujours déjà situés. Pour parler de l’espace sur le mode de l’objectivité ou de la vérité, il faudrait trouver un point de vue qui ne soit pas spatial, un point de vue qui hors de l’espace nous permettrait d’avoir une perspective sur lui, ce qui semble être l’impossible même. C’est de cette impossibilité que, pour Derrida, le discours de Platon sur la khôra aurait témoigné de manière exemplaire. Le discours sur khôra joue donc pour la philosophie un rôle analogue à celui que joue khôra « elle-même » pour ce dont parle la philosophie, à savoir le cosmos formé ou informé d’après le paradigme. C’est dans ce cosmos qu’on puisera néanmoins les figures propres – mais nécessairement inadéquates – à décrire khôra : réceptacle, porte-empreinte, mère ou nourrice. Ces figures ne sont même pas de vraies figures. De ce qu’elles approchent, la philosophie ne peut parler directement, sur le mode de la vigilance ou de la vérité (vrai ou vraisemblable). Le rêve est entre les deux, ni l’un ni l’autre. La philosophie ne peut parler philosophiquement de ce qui ressemble seulement à sa « mère », sa « nourrice », son « réceptacle » ou son « porte- empreinte ». En tant que telle, elle ne parle que du père et du fils, comme si le père l’engendrait à lui tout seul.1 2 Le Timée est un récit sur l’origine du monde et, plus précisément, sur la fabrication du monde par le démiurge qui est une sorte d’architecte universel. Le démiurge construit le monde à l’image des paradigmes intelligibles. À la ressemblance des paradigmes, il façonne les êtres sensibles selon un rapport en tout point similaire à celui que le modèle entretient avec la copie et que Platon compare respectivement au père et à l’enfant. De ce dernier, Platon dit qu’il est un mixte (metaxu), une nature intermédiaire entre le père (le modèle) et la mère (la khôra)2. Celle-ci représente l’« emplacement », la « place », le « réceptacle », le « lieu ». Elle est un troisième genre (triton genus)3 qui relève de la nécessité, qui n’est ni sensible ni intelligible et qui précède l’ordre du monde instauré par La khôra du Timée : Derrida, lecteur de Platon Appareil, 11 | 2013 1 le démiurgique conformément aux paradigmes intelligibles. Le lieu, la khôra, ressortit pour Platon au domaine de l’anánke, qui en grec veut dire aussi bien la « nécessité » que la « contrainte », d’où l’idée d’une certaine limite, qui rend la khôra inassimilable à l’élément absolument indéterminé et illimité de l’apeiron comme le suggère Léon Robin4, aussi bien qu’à l’idée d’un espace abstrait qui rapprocherait la khôra de l’étendue cartésienne comme le veut Heidegger5. 3 Place universelle pour toutes choses, antécédent absolu de tout ordre, Derrida signale que la khôra ne peut être approchée que par un « raisonnement hybride, bâtard (logismô nothô ) »6 qui ne se laisse pas classer selon l’alternative platonicienne du logos et du mythos. Par-delà l’opposition arrêtée ou tard venue du logos et du mythos, comment penser la nécessité de ce qui, donnant lieu à cette opposition comme à tant d’autres, semble parfois ne plus se soumettre à la loi de cela même qu’elle situe ? Quoi de ce lieu ? Est- il nommable ? Et n’aurait-il pas quelque rapport impossible à la possibilité de nommer ? Y a-t-il là quelque chose à penser, comme nous le disions si vite, et à penser selon la nécessité ?7 4 Pour parler de cette « réalité », Platon se sert seulement des images et des comparaisons : la khôra est comme la mère, comme le support qui reçoit les empreintes des formes intelligibles, comme le réceptacle ou comme la nourrice des êtres sensibles, etc. Aucune de ces images et comparaisons ne correspond à une définition de la khôra, ni ne saurait être plus adéquate ou plus proche de la vérité qu’une autre8. Pourtant, parmi ces images dont Platon se sert, il y en a une, qui donne un indice du fonctionnement de la khôra. En Timée 52e-53a, elle est comparée par Platon aux cribles ou aux tamis qui servent à l’agriculteur à séparer le bon grain du mauvais et à distribuer les « semences ». Les innumérables interprétations du Timée qui ont tenté de situer la khôra dans le système de Platon ont fait abstraction du fait qu’avant qu’elle puisse être située à l’intérieur de ce système comme étant ceci ou cela, elle a un fonctionnement qui consiste justement à situer, à donner une place aux éléments. Le paradoxe réside en ceci qu’avant toute intervention de l’intelligence critique et judicative, le lieu semble procéder à une opération de sélection et de distribution des éléments, un peu comme s’il avait en lui- même, et selon ce que Platon appelle l’ordre de la « nécessité », les critères qui décident de la valeur et de la non-valeur, de la bonne et de la mauvaise semence, du semblable et du dissemblable. 5 Ce paradoxe de la khôra, cet anachronisme du lieu – qui avant tout acte proprement critique semble procéder à quelque krinein pour séparer le bon grain du mauvais et leur attribuer des places différentes – a obsédé Derrida depuis quasiment le début jusqu’à la fin de son travail. Déjà en 1968, dans « La pharmacie de Platon », suite à quelques remarques sur l’absence au moins apparente de la mère dans le discours de Platon, Derrida annonce le lieu d’une énigme : la khôra du Timée et son rapport à la « cause errante », au « lieu », au « troisième genre », au « porte-empreinte », au « réceptacle », à la « matrice » et à la « mère »9. Il faudra attendre vingt ans pour que la première version du livre publié en 1993 sous le nom de Khôra apparaisse dans un recueil d’articles dédiés à Jean-Pierre Vernant10. Entre-temps, la khôra aurait fait hommage à sa première manifestation dans La Dissémination en faisant signe vers son énigme par des incursions régulières, éphémères et disséminées dans de nombreux textes de Derrida. Elle a été aussi l’objet d’au moins deux séminaires, tenus par Derrida en 1972 et en 198511. Après 1993, elle accompagne Derrida jusqu’à Voyous, publié quelques mois avant sa mort12. La khôra du Timée : Derrida, lecteur de Platon Appareil, 11 | 2013 2 6 Dans son livre Khôra, Derrida esquisse à peine la figure de la khôra à partir de l’image du crible que nous avons évoqué tout à l’heure. Avant cela, en 1985, la comparaison de la khôra au crible de l’agriculteur était le motif central d’une correspondance entre Derrida et l’architecte Peter Eisenman à propos d’un projet pour le parc de la Villette qui avait précisément pour nom, en allusion à la khôra du Timée, Choral Work. Lors de cette correspondance, Derrida écrit que « le plus énigmatique, ce qui résiste et provoque le plus » dans la lecture qu’il tente du Timée, c’est : l’allusion à la figure du crible […], à la chora comme crible […]. Il y a là, dans le Timée – continue-t-il –, une allusion figurale que je ne sais pas interpréter et qui me paraît pourtant décisive. Elle dit quelque chose comme le mouvement, la secousse […], le séisme au cours duquel une sélection des forces ou des semences a lieu, un tri, un filtrage là où pourtant le lieu reste impassible, indéterminé, amorphe, etc. Ce passage est, dans le Timée, aussi erratique (me semble-t-il), difficilement intégrable, privé d’origine et de telos manifeste, que cette pièce que nous avons imaginée par notre Choral work.13 7 Pour préciser un peu plus le lien entre la khôra avec quelque mécanisme de sélection, dans Khôra, Derrida souligne l’analogie entre le fonctionnement de la khôra et les dispositifs d’assortiment des mariages et de sélection des enfants dont Platon parle largement au Livre V de la République et qu’il reprend tout au début du Timée. Pour que les enfants naissent avec le uploads/Litterature/ la-khora-du-timee.pdf

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