La légitimité de la justice militaire et son discrédit dans "Servitude et grand

La légitimité de la justice militaire et son discrédit dans "Servitude et grandeur militaires" de Alfred de Vigny Dans ma communication sur la légitimité de la justice militaire et son discrédit dans "Servitude et grandeur militaires" de Alfred de Vigny, je propose de montrer le changement radical des opinions de Vigny sur les valeurs militaires, sur le rôle de l'armée et sur le statut social et familial du soldat, telles qu'elles se répercutent dans ce livre. Servitude et grandeur militaires est probablement le premier roman en Occident qui traite des conditions concrètes du service militaire. Il s'agit selon Anatole France d'"un des plus beaux livres qui aient jamais étaient écrits sur l'armée. (p.37) Composé de petits récits, des passages narratifs et d'analyses philosophiques, ce roman constitue une sorte d'amalgame destiné à répondre à la question qui préoccupait et angoissait à l'époque l'auteur, non moins que ses lecteurs: a-t-on besoin encore de l'armée dans un monde complètement transformé par la chute de l'Ancien Régime, de la République révolutionnaire et de l'Empire napoléonien? Nul n'était mieux qualifié pour parler de la vie des soldats qu' Alfred de Vigny. Partisan des causes perdues et allié des parias de toute provenance, Vigny a joint le camp orphelin des anciennes gloires et est devenu un officier de métier au service de Louis XVIII. Ce roi installé au pouvoir par les armées ennemies de France et traumatisé par le drame des Cents Jours ne craignait rien de plus que sa propre armée et il la tenait donc pour ainsi dire sous les verrous, figée dans les casernes éloignées des centres du pouvoir à Paris. L'oisiveté imposée à Vigny soldat n'a fait que du bien à Vigny penseur, poète et écrivain; il en a aussi profité, avant les autres, pour décrire dans une perspective juste la situation du soldat en ce XIXème siècle naissant. Une perspective juste et justifiée aussi du point de vue historique: Vigny, noble d'épée du côté paternel et maternel, descendant des guerriers d'innombrables générations, a grandi, enthousiasmé par les histoires des soldats héros d'un temps définitivement révolu, raconté par son père, invalide de guerre de Sept Ans. Peut-on alors imaginer quelqu'un de plus 1 frustré que cet aristocrate qui note le 8. Janvier 1831 dans son journal "il n'y a que les malheureux qui se battent bien, ceux à qui la misère de la guerre est plus douce que la misère de la paix. (Pl. p. 931)." Vigny qui longtemps imaginait les valeurs militaires, telles courage, abnégation et honneur, liées intrinsèquement avec sa classe sociale devait se rendre à l'évidence que ces mérites prétendument "nobles", furent excellemment appris, acquis et mis en pratique par "les misérables" soldats du tiers état vainqueurs de Valmy, de Iéna et d'Austerlitz …tandis que lui, … seigneur de Vigny, se laissait embaucher – oh, comble de déshonneur! - comme gardien superflu d'un ordre restauré, qui sous la masque hypocrite du retour à l'Ancien Régime, favorisait l'installation d'une société ploutocratique dont la seule raison d'être se résumait dans le slogan de Guizot enrichissez-vous. C'est dans cette perspective malsaine et déprimante que Vigny, après avoir pris sa retraite de la Garde Nationale en 1827, écrit et publia en 1835 Servitude et grandeur militaires. Les titres des chapitres dits "philosophiques" de ce livre révèlent que Vigny cherchait réponses aux questions apparemment simples: quel est le caractère général des armées? A quoi servent-elles? Comment s'exprime le caractère individuel du soldat asservi à son métier? Quelle est sa responsabilité? D'où vient sa grandeur? Vigny fut particulièrement préoccupé par les dilemmes de la justice militaire. Chaque récit de Servitude et grandeur militaires tourne autour de la question: pourquoi le soldat est-il obligé suite à l'ordre d'un commandant d'entreprendre souvent des actes inhumains interdits par la loi civile. Même s'il est un être autonome, le soldat doit obéir comme un automate. Paul Viallaneix dans son article "Mal du siècle et métier des armes" écrit: " Il [Vigny] envisage l'institution d'une armée dont la discipline laisserait au soldat le droit d'examiner les ordres reçus avant de les suivre". Depuis la Révolution française, l'ordre militaire – selon Vigny – s'est discrédité et a perdu sa légitimité. La raison principale en est - à son avis - le mépris et le cynisme des élites régnantes à l'égard de leurs soldats. L'armée n'était pour les politiciens des différents régimes qu'un moyen pour satisfaire leurs ambitions et servir leurs intérêts. La justice militaire n'a aux yeux de Vigny aucun sens si elle n'est pas liée à ses valeurs fondamentales: abnégation, courage, honneur. Les trois récits principaux du livre en fournissent un convaincant témoignage. Dans le premier "Laurette ou le cachet rouge", Vigny montre que les dirigeants 2 politiques au temps du Directoire avait impudemment recours à la plus sacro-sainte des règles militaires, c'est-à-dire la discipline inconditionnelle des soldats, en vue de se débarrasser, à l'insu de l'opinion publique, des opposants politiques. Ainsi un jeune et naïf commandant d'un bateau militaire obéit à l'ordre d'exécuter en pleine mer, loin du territoire français, un dissident du régime. Vigny conçoit bien que dorénavant les buts politiques ont raison de la justice militaire. Dans ce sens-là, nous pouvons affirmer que Vigny fut le premier à mettre en lumière les ficelles tirées par les politiciens qui entraînait l'armée dans leurs querelles. N'oublions pas que jusqu'à la fin du XIX siècle, comme en témoignent les mésaventures du général Boulanger ou l'affaire Dreyfus, le statut légal différent des militaires fut exploité par ceux qui voulaient changer le régime politique. Pour Vigny le fait que le droit militaire es devenu progressivement un corpus volumineux des lois et des prescriptions, ne signifiait pas nécessairement qu'elle servait mieux des officiers et des soldats pour résoudre les dilemmes de leur métier. D'après Claire Saas "la naissance de la juridiction militaire en France remonterait au XVème siècle, concomitamment à la mise en place d'armées permanentes" et qu'elle a reçu un cadre plus formel à la suite de la guerre de 30 ans. Néanmoins les cours martiales établies en France sous la révolution de 1789, ne pouvaient pas encore se référer à une législature élaborée à partir de droit militaire. Claire Saas constate qu'à cette époque "le droit militaire n'est que le prolongement de la discipline militaire" et en effet dans le récit de Vigny, le commandant du bateau n'imagine même pas qu'il pouvait désobéir à l'ordre reçu. Ce n'est qu'avec le Code Napoléon et surtout la monumentale Jurisprudence Générale du Royaume ou Recueil des arrêts et décisions des Cours de France de Victor Alexis Désiré Dalloz (1795-1869) que le Droit militaire fut accepté comme une discipline à part entière, mais différente du Droit civile. D'ailleurs le sixième tome de cette Jurisprudence publié en 1828 qui concerne aussi les infractions des soldats et la Loi martiale fut probablement consulté par Vigny durant la rédaction de son roman. Vigny se rend compte que "dans l'organisation toute moderne de nos armées permanentes, (…) l'homme de guerre est isolé du citoyen, (et) il est malheureux et féroce parce qu'il sent sa condition mauvaise et absurde." (v 354). Mais il y a d'autres dangers qui guettent ceux qui ont choisi de servir le Moloch de l'armée. Dans le deuxième récit "La Veillé de Vincennes", un 3 surplus de motivation d'un adjudant de l'armée et de ses vertus traditionnelles d'un soldat exemplaire sont la cause directe d'une catastrophe qui, il s'en fallait de peu, pourrait être quasi apocalyptique. Une étincelle échappée de la botte de ce soucieux commandant de dépôt de munition aurait suffi pour faire sauter "le donjon renfermant quatre cent milliers de poudre à canon, Vincennes, son bois, sa ville, sa campagne, et une partie du faubourg Saint-Antoine."(v.384) Vigny fut parmi les premiers d'avoir compris que la mécanisation de l'armée et les capacités inouïes de la destruction des nouvelles armes rendent la vieille éthique de la conduite militaire dangereuse et destructrice. Permettez-moi, dans ce contexte, de me référer au livre de Paul Marabal De l'influence de l'esprit militaire sur l'œuvre d'Alfred de Vigny, qui constitue à ma connaissance la seule recherche systématique de l'influence de la carrière militaire de Vigny sur son œuvre. Dans ce livre paru à la veille de la première guerre mondiale, Marabal, un admirateur presqu'inconditionnel de Vigny, critique toutefois sa crainte d'un énorme cataclysme militaire. Il écrit: "En résumé, tout en admirant la manière dont Vigny a connu et analysé le caractère du soldat, nous croyons devoir faire des réserves sur les résultats qu'il attend de l'idée du Devoir, de la Foi jurée, de l'Amour du Danger et du Sentiment de l'Honneur…l'humble soldat, destiné à mourir obscurément, ne se contentera pas de ses stimulants trop sublimes. Le père de famille, obligé de quitter les siens et d'aller affronter la mort, trouvera aussi peut-être pour sa part, le sacrifice trop cruel et la compensation insuffisante. (p. 251-2) Toutefois quelques années après que ces lignes furent écrites, lors de la Grande Guerre, des millions de jeunes soldats – conformément aux pires pressentiments de Vigny – se laissaient massacrer dans les tranchées de Verdun et uploads/Litterature/ la-legitimite-de-la-justice-militaire-et.pdf

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