1 La linguistique au secours de Gabriel: une analyse du verset 97 de la sourate

1 La linguistique au secours de Gabriel: une analyse du verset 97 de la sourate al-baqara. 1. Introduction : l’hypothèse d’une interpolation irrégulière. La présente étude voudrait montrer que dans son livre : «Le Coran décrypté – Figures bibliques en Arabie», Fayard, 2008, J. Chabbi (désormais J. Ch.) sollicite exagérément le texte dans le chapitre 3 au titre explicite : «De l’inspiration coranique ou du Coran sans Gabriel». Elle veut par exemple déloger Gabriel du début du verset 97 de la séquence 97-98 de la sourate 2: (1) qul man kâna ‘aduwwan li Jibrîl (a) fa-’innahu nazzala-hu ‘alâ qalbika bi’idhni llâhi musaddiqan li ma bayna yadayhi wa hudan wa bushrâ li l-mu’minîn.(…)(b), où pourtant Jibrîl paraît immédiatement repris par le pronom personnel anaphorique (fa-’inna)-hu puis désigné comme le transmetteur de la révélation . Ce coup de force est accompli au profit d’un rûh = esprit, représenté par (fa-’inna)-hu, alors même que la tradition assimile ce rûh à Gabriel dans beaucoup de ses occurrences (ex: 26, 193-194; 97,3 ; 19,17-21 ; 16,102). Cet emploi de -hu sans référent contextuel, et pour le coup tombé du ciel, n’est certes pas unique et semble se rapporter au rûh à d’autres endroits ; mais, outre que le rûh peut être alors plausiblement identifié à Gabriel, le - hu non anaphorique désigne le plus souvent le Coran lui-même, comme ici précisément dans nazzala-hu . L’argument principal de J. Ch . en faveur de ce qu’elle pense être une interpolation tardive de : man kâna ‘aduwwan li-jibrîl (p 102) consiste dans l’irrégularité ou la rupture grammaticale que fait apparaître sa traduction (p 101) : «Dis: celui qui est l’ennemi de Gabriel… car il l’a fait descendre sur ton cœur avec la permission de Dieu comme confirmation de ce qui était avant lui: direction et bonne nouvelle pour les croyants.». Dans cette traduction non-sens en effet, où les points de suspension marquent une interruption de la phrase mais pas nécessairement une ellipse (si l’ellipse au sens strict n’entraîne pas d’incorrection grammaticale et postule un élément sous-entendu facile à rétablir), la proposition relative indéfinie du v 97a est un groupe nominal, par exemple un groupe sujet en attente d’un prédicat verbal ; et 97b est une autre proposition où car est bien en peine d’établir une relation syntaxique et de sens causal avec la proposition précédente dépourvue de verbe principal. La rupture est d’ailleurs d’autant plus forte que man = celui qui n’a plus de co-référent en 97b . Une remarque paresseuse qui en tout état de cause limite l’exceptionnalité de l’effet de rupture au verset 97: l’anacoluthe et l’ellipse sont des traits d’oralité appropriés au genre de la révélation surnaturelle en général, et en particulier à la parole de Dieu que dit être le Coran, à son caractère fragmentaire déclaré, et même à sa (re)composition écrite plus ou moins «rhapsodique» (= «cousue») et paratactique attestée par la tradition elle-même et confirmée par l’orientalisme. En déniant la référence de (fa-’inna)-hu à Jibrîl, J.Ch. supprime le seul lien sémantico-syntaxique restant dans sa traduction entre les deux parties du verset, un lien étroit dans l’interprétation traditionnelle, puisque Jibrîl et (’inna)-hu sont bout à bout. Sur l’interpolation supposée J.Ch. émet l’hypothèse que le groupe 97a a été «malencontreusement déplacé» et propose de «le rapprocher du passage du v 98», mais sans rien dire sur son intégration syntaxique ni prendre en compte le parallélisme remarquable entre les v 97 et 98, le dernier présentant la même apparente interruption phrastique que le premier!: (2) man kâna ‘aduwwan li-llâhi wa malâ’ikati-hi wa rusuli-hi wa Jibrîla wa Mikâla fa-’inna llâha ‘aduwwun li-l-kâfirîn « Celui qui est l’ennemi de Dieu et de ses anges, de ses messagers, de Gabriel et de Michel… ; Dieu est l’ennemi des incrédules. » .En ne traduisant plus fa-’inna par «car» et en introduisant un point-virgule d’ailleurs en principe irrégulier, cette traduction rompt le parallélisme entre deux versets qui, quel que soit le sens de man et de fa-’inna, paraissent indissociables. La séquence 97- 98 n’est en effet pas seulement structurée par la répétition de ce qui apparaîtra comme la corrélation man…fa-’inna, mais aussi par: celle de l’anaphore man kâna ‘aduwwun li ; la reprise amplifiée de l’objet de l’inimitié ; le parallélisme entre li-Jibrîl fa-’inna-hu et li-llâhi (…) fa’inna llâha; le chiasme rythmique : 97 a bref + b long + 98 a long + b bref; enfin la figure de réversion (répétition d’un terme dans un ordre inverse), qui forme aussi un chiasme: 2 man kâna ‘aduwwun li llâh / (fa-’inna) llâha ‘aduwwun li-l-kâfirin (= celui qui est ennemi de Dieu / Dieu est l’ennemi des incrédules) . Cette dernière formule clôt non seulement le v 98, mais aussi le v 97 en donnant par l’explicit kâfirîn un référent explicite au man indéfini du début. Elle est typique de la réaction symétrique ou réciprocité de Dieu envers les hommes, manifestée par le pardon et le «repentir» (tâba, ex : 2,37, 160), ou, comme ici plutôt, la riposte, - dont on verra qu’elle est aussi la réponse grammaticale (jawab) de l’apodose à la protase dans la phrase double. Mises à part la rupture grammaticale supposée et la double apparition soudaine de Gabriel, qui n’est nommé qu’une autre fois dans le Coran (66,4), la séquence 2,97-98 s’intègre bien au développement de cent vers (v 40-141) sur les Juifs de Médine. D’abord le v 97 complète le thème de la révélation et notamment de la confirmation des anciennes par la nouvelle (v 89 (deux fois),91,97,101), la nomination de Gabriel et son intronisation comme transmetteur de la révélation faisant elles- mêmes partie de cette confirmation. Ensuite la tonalité polémique du mot ‘aduwwun et de la clausule est celle de tout le passage: le prophète y admoneste les Juifs coupables d’avoir été récalcitrants à la révélation mosaïque comme maintenant à celle de Muhammad; durci à partir du v 75, le discours finit par la rupture avec la communauté juive frappée de caducité (v 134 = 141 : tilka ’ummatun qad khalat = « cette communauté est révolue »(Berque)), et par la décision, au milieu exact de la sourate (v 144/288), d’inverser la direction de la prière de Jérusalem vers La Mecque. Pour les besoins de sa thèse, J. Ch. choisit la traduction la plus incohérente et incompréhensible possible en ce qui concerne la syntaxe et la relation «logique» (au sens courant) entre les deux parties du verset 97. Mais il n’existe pas moins de quatre alternatives, dont certaines données par la tradition, pour régulariser peu ou prou la relation entre les deux parties. Les deux premières envisagées postulent une rupture syntaxique; les deux autres font l’hypothèse, prioritaire en bonne méthode, d’une structure grammaticale régulière: question-réponse en deux phrases, ou thème – propos en une phrase dans la traduction finalement proposée. Mieux que par une approche grammaticale classique, le problème posé sera résolu dans le cadre d’une linguistique de l’énonciation, à partir de la définition courante de l’énonciation comme production individuelle d’une phrase dans des circonstances données de communication, et en se référant principalement à Bally et Ducrot. 2. Quelques traductions de rechange. 2.1. Parmi les tenants de l’ellipse – ici en un sens plus large - et de deux propositions complètes ou complétables, plusieurs traducteurs n’hésitent pas à réduire totalement la fracture syntaxique et sémantique supposée en complétant 2,97a, fût-ce avec des crochets comme Blachère, la référence avouée de J.Ch.: «Celui qui est ennemi de Gabriel [est infidèle] car celui-ci (…)». Trois observations: les crochets signalent en principe non une traduction du texte mais une interprétation ou un commentaire du traducteur ou plutôt philologue-interprète exprimant «l’idée sous-entendue» du locuteur; le contenu de cette dernière est conditionné par l’attribution, on va le voir discutable, du sens de car donné à fa-’inna; le choix de «est infidèle» parmi d’autres possibilités est évidemment et sensément suggéré par le dernier mot du v 2,98 ( fa-’inna l-lâha ‘aduwwun li-) l- kâfirîn: «les infidèles»: cette clausule de la séquence 2,97-98 qui inverse les rôles de la première partie du v. 98 et même de celle du v.97. L’ellipse a bon dos chez Blachère: sa traduction du v 2,98 est presque désespérée, où il complète le premier membre en en reprenant littéralement les premiers mots: «Celui qui est ennemi d’Allah, de ses Anges, de ses Apôtres, de Gabriel, de Michel, [celui-là est ennemi d’Allah] car Allah est ennemi des Infidèles.» Mis à quia par car, Blachère renonce parfois à combler l’ellipse, comme dans le verset 66,4: (6)’in tatûbâ ’ilâ llâhi fa-qad saghat qulûbu-kumâ wa ’in tazâharâ ‘alay-hi fa-’inna llaha huwa mawlâhu wa jibrîlu wa sâlihu l-mu’minîn wa l-mala’ikatu ba‘da dhâlika zahîr. 3 «Si vous [les femmes de Muhammad] revenez à Allah…, car vos cœurs ont fléchi. Si (au contraire,) vous vous prêtez assistance contre (le prophète)…, car Allah est son maître et Gabriel, le Saint des Croyants (sic) et les anges sont par surcroît son assistance.» Du coup Blachère soupçonne une altération du texte en notant qu’« en son état actuel, ce texte n’offre plus de sens perceptible »(traduction p uploads/Litterature/ la-linguistique-au-secours-de-gabriel-une-analyse-du-verset-97-de-la-sourate-al-baqara.pdf

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