La littérature, pour quoi faire ? Leçon inaugurale prononcée le jeudi 30 novemb

La littérature, pour quoi faire ? Leçon inaugurale prononcée le jeudi 30 novembre 2006 Antoine Compagnon DOI : 10.4000/books.cdf.522 Éditeur : Collège de France, Fayard Lieu d'édition : Paris Année d'édition : 2007 Date de mise en ligne : 14 octobre 2013 Collection : Leçons inaugurales ISBN électronique : 9782821829541 http://books.openedition.org Édition imprimée Date de publication : 21 mars 2007 ISBN : 9782213632889 Nombre de pages : 80 Référence électronique COMPAGNON, Antoine. La littérature, pour quoi faire ? Leçon inaugurale prononcée le jeudi 30 novembre 2006. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de France, 2007 (généré le 24 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cdf/522>. ISBN : 9782821829541. DOI : 10.4000/books.cdf.522. Ce document a été généré automatiquement le 24 avril 2019. © Collège de France, 2007 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540 Auprès de la question théorique ou historique traditionnelle : « Qu'est-ce que la littérature ? », se pose avec plus d’urgence aujourd’hui une question critique et politique : « Que peut la littérature ? » Quelle valeur la société et la culture contemporaines attribuent-elles à la littérature ? Quelle utilité ? Quel rôle ? « Ma confiance en l’avenir de la littérature, déclarait Calvino, repose sur la certitude qu’il y a des choses que seule la littérature peut nous donner. » Ce credo serait-il encore le nôtre ? ANTOINE COMPAGNON Né en 1950, Antoine Compagnon a enseigné à la Sorbonne et à l’université Columbia de New York. Il est depuis 2006 professeur titulaire de la chaire de « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie » au Collège de France. Il est notamment l'auteur de La Troisième République des lettres (1983), Les Cinq Paradoxes de la modernité (1990) et Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes (2005). 1 SOMMAIRE La littérature, pour quoi faire ? Leçon inaugurale prononcée le jeudi 30 novembre 2006 Antoine Compagnon 2 La littérature, pour quoi faire ? Leçon inaugurale prononcée le jeudi 30 novembre 2006 Antoine Compagnon 1 Monsieur l’Administrateur, Mesdames et Messieurs les Professeurs, 2 Prenant la parole en ces lieux, un trouble me saisit, car je me revois la première fois que je franchis les portes de cette maison – pour y rencontrer des géants. Je venais d’intégrer une école voisine ; c’était aux environs de 1970 ; j’avais vingt ans : Paris était une fête de l’esprit. La mère d’un ami m’avait conseillé de visiter le Collège de France. J’étais venu, j’avais consulté l’affiche – aussi ébahi que le narrateur de la Recherche du temps perdu devant la colonne Morris annonçant la Berma dans Phèdre –, et un matin, non sans appréhension, j’avais pénétré dans une salle de cours, là-haut, je ne sais plus où car tout a été bouleversé depuis. Rencogné au dernier rang, j’avais entendu un petit homme qui avait l’air d’un oiseau frêle. Il expliquait – minutieusement et somptueusement – un sonnet de Du Bellay, comme je n’avais jamais vu faire ni imaginé qu’on pût faire. J’appris bientôt son nom : c’était, invité par Claude Lévi-Strauss, Roman Jakobson que je venais d’écouter, l’immense linguiste et poéticien qui a traversé tout le XXe siècle, de Moscou à Prague, puis New York et Harvard. 3 À la différence du narrateur après Phèdre, cette première fois ne m’avait pas déçu. Suis-je jamais revenu de cette visite ? Ne devient-on pas professeur si l’on n’a pas su quitter l’école ? Ayant trouvé le chemin du Collège, il m’a mené jusqu’ici. Alors que je me préparais au métier d’ingénieur, j’assistai à d’autres cours dans ces murs, celui de Michel Foucault l’année qu’il donna Surveiller et punir, ou la leçon inaugurale de Roland Barthes, dont j’avais entre-temps fréquenté le séminaire des Hautes Études. Un camarade me rappelait tantôt que nous avions ensemble, au séminaire de Claude Lévi-Strauss, entendu Julia Kristeva, qui devait plus tard diriger ma thèse. C’est ainsi que l’enseignement du Collège de France a pu précipiter ma conversion tardive des sciences aux lettres. 4 Guez de Balzac mettait en garde contre la conversion inverse : « Quitter l’éloquence pour les mathématiques, disait-il en 1628, c’est être dégoûté d’une maîtresse de dix-huit ans et devenir amoureux d’une vieille1. » Vieille, la mathématique ? Le « grand » Balzac avait tort, mais la littérature est restée pour moi une « maîtresse de dix-huit ans », et l’un de 3 mes maîtres n’avait pas non plus raison, qui me prévenait au moment que je sautais le pas : « Ne vaudrait-il pas mieux rester un ingénieur humaniste ? » 5 Pardonnez-moi d’évoquer ces souvenirs anciens : ils expliquent le doute que je ressens devant vous. Vous n’imaginez pas tout ce qui manque à ma formation de lettré, tout ce que je n’ai pas lu, tout ce que je ne sais pas, puisque, dans la discipline où vous m’avez élu, je suis un quasi-autodidacte. J’enseigne pourtant les lettres depuis plus de trente années et j’en ai fait mon métier. Mais – comme je continuerai ici de le faire – j’ai toujours enseigné ce que je ne savais pas et pris prétexte des cours que je donnais pour lire ce que je n’avais pas encore lu, et apprendre enfin ce que j’ignorais. 6 Incertain si vous retiendriez mon projet de chaire, puis ma candidature, je me demandais : « Ne verront-ils pas leur méprise ? » Puis je me reprenais en songeant qu’un professeur sûr de soi, qui saurait avant de chercher, ce serait lui l’imposteur. Cependant me revenaient à l’esprit les très grands noms qui ont illustré la littérature française moderne au Collège de France depuis un peu plus d’un demi-siècle, de Paul Valéry à Roland Barthes, de Jean Pommier à Georges Blin, puis ceux des professeurs éminents qui ont bien voulu songer à m’appeler auprès d’eux, Marc Fumaroli et Yves Bonnefoy, ainsi que les membres de l’Institut d’études littéraires qui m’ont présenté devant votre assemblée, Carlo Ossola et Michel Zink, à qui va ma gratitude. 7 Pour me rasséréner, je me rappelais Émile Deschanel, condisciple de Baudelaire à Louis- le-Grand et père de Paul, éphémère président de la République. En 1901 – il avait 82 ans –, une étudiante russe tenta de l’assassiner à la fin de son cours au Collège de France et blessa grièvement une amie à qui elle reprochait de l’avoir délaissée pour le professeur, « ce petit bêta de Deschanel ! professeur pour demoiselles ! – écrivait Baudelaire de manière prémonitoire en 1866 – parfait représentant de la petite littérature, petit vulgarisateur de choses vulgaires2 ». Mais quand même auteur, dans la Revue des Deux Mondes en 1847, d’une étude sur « Sappho et les Lesbiennes » au moment même que Baudelaire donnait aux Fleurs du mal ce titre « pétard », Les Lesbiennes. 8 Monsieur l’Administrateur, chers collègues, je me sens tout petit devant la tâche qui sera ici la mienne après des maîtres admirables, et c’est avec humilité que je vous remercie de l’honneur que vous me faites et de la confiance que vous m’accordez en m’accueillant parmi vous. * 9 Mesdames, Messieurs, 10 Pourquoi et comment parler de la littérature française moderne et contemporaine au XXIe siècle ? Ce sont les deux questions auxquelles je souhaite réfléchir avec vous en ce jour. Or le pourquoi est plus difficile à traiter. Aussi tenterai-je de répondre d’abord au comment. 11 Deux traditions des études littéraires ont alterné depuis le XIXe siècle en France, ainsi que dans cette maison. Sainte-Beuve distinguait déjà « différentes manières, différents temps très marqués dans la critique littéraire ». À la fin du XVIIIe siècle, précisait-il, on ne « cherchai[t] encore dans les œuvres […] que des exemples de goût et des éclaircissements en vue des théories classiques consacrées », mais au début du XIXe siècle, on « commença […] à contester les théories jusque-là régnantes » et l’on rapporta les chefs-d’œuvre, leurs beautés ainsi que leurs défauts, « aux circonstances de l’époque, au cadre de la société ». Il notait le changement avec perspicacité : « […] la critique, tout en gardant son but de 4 théorie et son idée, devient […] historique ; elle s’enquiert et tient compte des circonstances dans lesquelles sont nées les œuvres3. » Théorie et histoire, vous l’entendez, c’étaient les termes de Sainte-Beuve pour désigner les deux « manières » de la critique, l’ancienne et la nouvelle, et ce sont encore deux des sous-titres que j’ai voulu donner à cette chaire : « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie ». 12 La tradition théorique considère la littérature comme une et même, présence immédiate, valeur éternelle et universelle ; la tradition historique envisage l’œuvre comme autre, dans la distance de son temps et de son lieu. En termes d’aujourd’hui ou d’hier, on parlera de synchronie (voir les œuvres du passé comme si elles nous étaient contemporaines) et de diachronie (voir, ou tenter de voir, les œuvres comme le public auquel elles étaient destinées). Une opposition voisine est celle de la rhétorique ou de la poétique d’une part, et de l’histoire littéraire ou de la uploads/Litterature/ la-litterature-pourquoi-faire.pdf

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