Les bases psychologiques des rumeurs Par Gordon W. Allport et Leo J. Postman LE

Les bases psychologiques des rumeurs Par Gordon W. Allport et Leo J. Postman LES RUMEURS PENDANT LA GUERRE. Pendant l’année 1942, les rumeurs devinrent un problème national d’une importance considérable. Ce fut après le choc porté par la défaite de Pearl Harbor que l’effet dangereux de ces rumeurs fut ressenti pour la première fois. Cet évènement traumatisant désorganisa les canaux habituels d’information, en introduisant une censure peu familière et malvenue, bien que relativement peu sévère. Il perturba aussi la vie de plusieurs milliers d’hommes qui virent brusquement leur avenir dépendre du destin. Ce concours de circonstances constitua le terrain le plus fertile qui soit pour la propagation des rumeurs. Nous savons maintenant, qu’à l’intérieur d’un groupe, la propagation des rumeurs concernant un sujet déterminé est en rapport direct avec l’importance ambiguë de ce sujet pour la vie de chacun des membres du groupe. Pearl Harbor était considéré par presque tous les citoyens des Etats Unis comme une affaire importante et ambiguë. Importante parce qu’elle constituait un danger potentiel pour tous et parce que sa conséquence immédiate, la mobilisation, affectait la vie de chacun. Ambiguë, parce que personne ne semblait connaître exactement ni l’ampleur de l’attaque, ni ses causes, ni ses conséquences possibles. Ces deux conditions – importance et ambiguïté – étant réalisées au maximum, on assista au déferlement d’une énorme vague de rumeurs connues depuis lors sous le nom des « rumeurs de Pearl Harbor ». On disait que la flotta américaine avait été anéantie, que Washington n’osait pas annoncer l’étendue des dommages subis, que les îles Hawaï étaient tombées aux mains des Japonais. Devant l’ampleur et la teneur démoralisante de ces rumeurs, le Président Roosevelt considéra nécessaire de faire le 23 février 1942 un discours radiodiffusé au cours duquel il démentit formellement les bruits qui couraient et confirma l’exactitude du rapport officiel concernant les pertes subies. Les assurances solennelles données par le commandant en chef réussirent-elles à rétablir la confiance du peuple et à dissiper craintes et soupçons ? Il se trouve que l’on dispose de preuves objectives apportant une réponse à cette question. Le 20 février, en effet avant le discours du Président, nous avions demandé à environ 200 étudiants de collèges américains s’ils estimaient que les pertes subies à Pearl Harbor comme étant « plus grandes », « beaucoup plus grandes » ou « pas plus grandes » que ne le déclarait le rapport officiel Knox. 68% des étudiants avaient accordé aux rumeurs plus de crédit qu’au rapport officiel et estimaient que les pertes subies étaient « plus grandes » ou « beaucoup plus grandes » que ne l’admettait Washington. Le président prononça son discours le 23 février, et deux jours plus tard, la même question fut posée à un groupe équivalent d’étudiants. Parmi les étudiants qui n’avaient ni lu ni entendu le discours du Président, la même proportion de deux tiers se fiaient encore à la rumeur publique ; cependant parmi le restant, la proportion avait diminué de 24 %. Il faut noter que malgré les efforts entrepris par la plus haute autorité du pays pour apaiser l’angoisse de la population, environ 44 % des étudiants questionnés avaient été trop profondément touchés par l’évènement et par les rumeurs s’y attachant pour s’en trouver rassurés. La peur inspira d’autres vagues de rumeurs qui marquèrent l’année 1942. Les pertes navales furent considérablement exagérées. Knapp donne l’exemple d’un charbonnier qui coula accidentellement près du canal du Cap Cod. La population de la Nouvelle Angleterre vivait dans un tel état d’angoisse que cet incident devint l’histoire fantastique du torpillage d’un bateau américain portant à son bord des milliers d’infirmières qui périrent noyées. Ces histoires, comme nous l’avons signalé, doivent leur extravagance à l’importance des faits qui constituent leur trame pour le citoyen moyen, ainsi qu’à l’ambiguïté de la situation objective. Celle- ci peut résulter d’une information défectueuse ou de l’absence totale de nouvelles véridiques. Une telle situation se retrouve souvent dans des pays ravagés par la guerre ou dans des compagnies isolées, lorsque les soldats ne disposent guère de sources d’information dignes de confiance. La mise en circulation de nouvelles invraisemblables et contradictoires créé elle aussi une situation ambiguë, qui peut encore être issue (et c’est le cas des rumeurs de Pearl Harbor) de la méfiance manifestée par la population à l’égard de la franchise de l’Administration et de l’action de la censure. La guerre se poursuivant, les services d’information finirent par bénéficier de plus de confiance de la part de la population, et la rumeur publique perdit du terrain. Ces rumeurs suscitées par la peur commencèrent à circuler en 1942 et persistèrent jusqu’à ce que le vent de la victoire se mit à tourner. Elles ne furent cependant pas les seules ; des rumeurs hostiles visant certains groupes déterminés de cobelligérants et les accusant d’inefficacité dans la lutte ou de déloyauté furent encore plus nombreuses. L’Armée, la Marine, l’Administration, les alliés, les groupes américains minoritaires devinrent tour à tour les boucs émissaires. On racontait que l’armée gaspillait des quartiers entiers de viande, que les Russes graissaient leurs armes avec du beurre fourni par les Etats- Unis, que les Noirs constituaient un arsenal de pics à glace pour une révolte prochaine, que les Juifs s’embusquaient. Ces rumeurs hostiles étaient les plus nombreuses. L’analyse de 1000 types de rumeurs recueillies en 19421 dans toutes les régions des Etats-Unis permit une classification assez exacte de leurs fréquences relatives : Rumeurs hostiles (qui attaquent un groupe) : 66 %. Rumeurs qui diffusent la peur (accidents grossis, imaginaires) : 25 %. Rumeurs qui reflètent les désirs (rêves éveillés) : 2 %. Rumeurs non classifiables : 7 %. Certes, la proportion de rumeurs reflétant des craintes ou des désirs se modifia bientôt. A l’approche de la victoire et surtout à la veille du jour E et du jour J, les rumeurs ne concernaient que l’arrêt des hostilités, conformément à un phénomène de gradient de but : la rumeur peut, dans certains cas, hâter l’accomplissement d’un évènement désiré. Mais il est probable que le thème principal de la plupart des rumeurs pendant la guerre comme en temps de paix est plus ou moins la calomnie, moyen d’expression d’une agressivité d’un groupe ou d’un autre. On peut brièvement établir la raison d’être des rumeurs. Elles sont mises en circulation parce qu’elles ont la double fonction d’expliquer et de soulager les tensions émotionnelles éprouvées par l’individu2. Ainsi, par exemple, les rumeurs de Pearl Harbor fournissaient à celui qui les communiquait une explication de son anxiété. Car sa panique n’eût-elle pas été justifiée si la flotte américaine avait réellement été anéantie à Pearl Harbor ? Seul un évènement grave donnait un sens à son anxiété. Des familles où manquaient des fils, le mari ou le père, cherchaient vaguement autour d’elles quelqu’un qu’elles puissent rendre responsable de cette privation. Si le fardeau pesait « évidemment » lourdement sur les épaules des « bons citoyens », c’était « évidemment » parce que les juifs ne faisaient pas leur devoir et se planquaient. Certes, cette accusation ne put se maintenir longtemps, en raison, sans doute, de l’évidence de l’engagement en masse des Juifs dans les rangs de l’armée ainsi que de leur conduite héroïque durant la guerre. Mais lorsque des privations se firent sentir, le traditionnel bouc émissaire juif fut à nouveau exhibé en guise d’explication commode. L’échec par lequel se soldait invariablement 1 R.H. Knapp, ibid., 25. 2 Cette brève formulation tient compte de tous les types de rumeurs excepté celles relativement rares qui semblent remplir la fonction de « babillage », une forme de conversation légère, facilitant l’interaction sociale. Lorsqu’une pause intervient dans une conversation, un individu peut « remplir » cette pause avec le cancan le plus récent qui lui vient à l’esprit, même sans être motivé par les tensions plus profondes qui soutendent la grande masse d’échange de rumeurs. Dans cet article, nous ne pouvons nous engager dans une discussion plus complète des raisons pour lesquelles les gens croient certaines rumeurs et pas d’autres. Cette question est étudiée à fond par P.H. Allport et M. Lepkin, « Wartime rumors of waste and privilege: Why some people believe them », J. Abnormal and Soc. Psycol., 1945, XI., pp. 3‐36. toute tentative d’achat d’un bifteck pour le dîner « s’expliquait » aisément par le trafic d’un marché noir pratiqué par les Juifs. Le fait de rendre verbalement un autre, responsable de notre détresse, n’est pas seulement un moyen de l’expliquer, mais aussi de la soulager. Chacun de nous a ressenti la baisse de tension consécutive à l’administration d’une dose de flagellation verbale. Peu importe si la victime est coupable ou non. Le fait de dire du mal d’une personne quelconque, soit en face, soit derrière son dos, a l’étrange effet d’atténuer provisoirement la haine qu’on lui porte, ou, ce qui est encore plus remarquable, de réduire la haine à l’égard de toute personne ou chose. Il existe deux solutions pour laisser échapper l’air contenu dans un tuyau : dévisser la soupape ou faire un trou. Si l’agressivité des Américains s’était uploads/Litterature/ les-bases-psychologiques-des-rumeurs-les-rumeurs-pendant-la-guerre 1 .pdf

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