Introduction : forme, style et genre littéraire La littérature est une attente.

Introduction : forme, style et genre littéraire La littérature est une attente. Entrer en littérature, comme lecteur ou comme spectateur, mais aussi comme auteur, c’est intégrer un système d’attentes. La première, au sens de la plus fréquemment sollicitée par l’œuvre littéraire, c’est l’attente de fiction, la suspension volontaire de l’incrédulité, ainsi que l’appelait Coleridge. Mais elle n’est pas universelle : dans des Mémoires, un journal ou une autobiographie, le lecteur s’attend par exemple à lire ce qui a eu lieu, suivant un pacte de véridicité. Et elle n’est pas la seule : pour aller tout de suite aux antipodes, lisant un poème intitulé « sonnet », je m’attends à y trouver quatorze vers, deux quatrains suivis de deux tercets, ou encore un dizain suivi d’un distique. L’attente est générique. Je viens à un livre, ou à une pièce, avec une attente générique : c’est une tragédie, un sonnet, un roman policier, une autobiographie, une thèse, une dissertation, un mémoire de maîtrise... Je choisis exprès des genres hétéroclites, pour souligner que les conventions génériques peuvent être de nature très différente : formelle, thématique, stylistique. 1. Le genre est une convention discursive. Du moins est-ce sous cette acception qu’il a été réhabilité dans les études littéraires après une période durant laquelle il a été peu présent, peu considéré, où entre l’œuvre ou le texte et la littérature il n’y avait pour ainsi dire pas de médiations. Si la notion de genre a une validité par-delà les procès qu’elle a subis, c’est du côté de la lecture, de la phénoménologie de la lecture. Lisant, je fais une hypothèse sur le genre ; cette hypothèse guide ma lecture ; je la corrige si le texte la contredit ; non, ce n’est pas un sonnet français ; non ce n’est pas une tragédie classique ; non, ce n’est pas roman noir ; au bout du compte cette œuvre n’appartient peut-être à aucun genre défini, mais pour que j’arrive à cette conclusion, il faut que je l’aie lue en faisant des hypothèses sur son appartenance générique et en révisant ces hypothèses au fur et à mesure de ma lecture. 2. Genre et théorie Avant la notion de genre, je consacre ce cours aux notions fondamentales de la littérature, aux notions littéraires communes et à leur théorisation, c’est-à-dire à la manière dont elles ont été critiquées, repensées, élaborées par la théorie littéraire. J’entends donc ici théorie au sens de théorie critique, de réflexion métacritique sur la littérature, d’épistémologie et de déontologie des études littéraires, ou tout simplement de vigilance critique : le but de la théorie, à mon sens, c’est de savoir ce qu’on fait quand on le fait. Vous voyez que je n’entends pas théorie dans le sens positif d’un système quel qu’il soit. Je ne vais vous exposer un système. Au contraire, la théorie est pour moi la critique de tous les systèmes : leur questionnement, leur mise en doute. La théorie proteste toujours, contre toutes les doctrines. Ce qui intéresse, c’est de montrer, de mettre en scène les conflits du sens commun et de la théorie, la résistance du sens commun, les excès de la théorie. Avant de parler du genre, les notions à propos desquelles nous avions décrit ces antagonismes étaient les suivantes : l’auteur, le monde, le lecteur, le style, l’histoire, la valeur, et bien sûr la littérature. Toujours d’un point de vue sceptique, ironique, désabusé, non dupe. Quand on pense à la littérature, à une œuvre littéraire, on pense spontanément, naturellement, à un auteur qui l’a écrite, à un lecteur qui la lit, au monde dont elle parle, au style dans lequel elle est écrite. Mais ne pense-t-on pas aussi spontanément, aussi naturellement au genre auquel elle appartient : ceci, c’est un roman, c’est du théâtre, c’est une tragédie, une épopée, un roman policier, de la science- fiction, un essai. En effet, et je crois même qu’entre le sens commun et la théorie littéraire, l’antagonisme à propos du genre a été du même ordre que leurs hostilités au sujet de l’auteur, du monde, du lecteur, du style, etc. Et la même démarche est possible. Pour le sens commun sur la littérature, les genres existent ; la littérature est faite de genres ; les œuvres se rangent dans des genres, comme à la FNAC. Pour la théorie littéraire en revanche, c’est-à-dire pour les formalismes qui ont dominé le XXe siècle, depuis le formalisme russe jusqu’au structuralisme, les genres littéraires n’ont pas de pertinence ; seuls comptent le texte et la littérarité. L’œuvre moderne échappe par définition aux genres. Les avant-gardes littéraires, dont la théorie a été généralement solidaire, ont dénoncé les genres comme des contraintes périmées : voyez les Illuminations, les Chants de Maldoror, Nadja. Les surréalistes condamnaient le roman, arbitraire, lawless. Gide cherchait dans Les Faux-Monnayeurs à faire un roman pur qui éliminât du roman tout ce qui ne lui appartenait pas en propre. Mais que resterait-il ? On sait qu’Édouard, son romancier fictif, était conduit à l’échec par cette ambition surhumaine, mais Gide tirait son épingle du jeu en biaisant avec les contraintes qu’il imposait à son personnage. L’utopie avant-gardiste du xxe siècle a postulé l’idéal de l’abolition des genres. « Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas », écrivait cependant Michaux (L’Époque des illuminés). Autrement dit, les genres sont les plus forts. Pour la théorie, le genre, comme les autres notions précitées, était une notion pré-théorique, historique, idéologique, essentialiste, classique. Mais le genre est revenu sur la scène des études littéraires, par plusieurs biais. D’une part avec la réhabilitation de la rhétorique contre l’histoire littéraire. Or le genre, comme on le verra dès la prochaine leçon, relève de la rhétorique, ne serait-ce que par son nom : genera dicendi, les genres du discours. Et des théoriciens comme Gérard Genette ou Tzvetan Todorov ont réintroduit une réflexion sur les genres, et même sur le système des genres (voir la bibliographie). D’autre part, l’esthétique de la réception a déplacé l’accent de la théorie depuis texte vers la lecture, et, comme je l’ai laissé entendre pour commencer, c’est comme catégorie de la lecture que le genre est certainement le moins contestable, sinon incontestable. Il s’apparente à ce que H.R. Jauss nomme un horizon d’attente : une pré-compréhension avec laquelle le lecteur advient au livre. Autrement dit, le genre a de nouveau - après son procès théorique, et peut-être raffermi par ce procès, doublement légitimé par lui -, droit de cité dans les études littéraires, non seulement au sens commun, au sens où les livres sont classés dans les librairies par genres littéraires, suivant la grille très simplifiée héritée du système des genres classiques - roman, poésie, théâtre, essai -, mais au sens de la théorie des genres elle-même. Une réflexion sur le genre est aujourd’hui pleinement légitime. 3. Histoire et théorie des genres Nous tenterons à la fois une histoire et une théorie de la notion ou du système des genres, système étant sans doute meilleur, car un genre n’a de sens que dans un réseau d’oppositions. Mais, notion ou système, le genre nous intéresse comme médiation entre les oeuvres et la littérature, comme niveau intermédiaire. Et, on va le voir, une bonne partie de la discussion, la plus large, porte au cours des siècles sur la nature de cette médiation, sur le son ontologique de ce niveau littéraire (prescriptif, descriptif, explicatif). On rejoint là une variante de la querelle des universaux, ou de la controverse du nominalisme et du réalisme, sur l’existence des espèces : je connais les individus, Pierre et Paul, mais je n’ai jamais rencontré l’homme. Seuls les individus existent, disaient les nominalistes ; les espèces n’existent pas, ne sont que des noms de classes. La même question se pose à propos des genres littéraires : seules les oeuvres individuelles existent, La Chartreuse de Parme et L’Éducation sentimentale ; mais le roman d’apprentissage, lui, n’existe pas. Ou en quel sens existe-t-il ? Il est bien clair que ce qui fait un sonnet n’est pas la même chose que ce qui fait un roman d’apprentissage. Pour l’un il y a des règles, qui existent, qui sont explicites ; pour l’autre, un air de famille : on reconnaît un roman d’apprentissage, comme on reconnaît un frère et une sœur, même si on ne sait pas dire pourquoi. Une tragédie, c’est encore autre chose. Il y a au moins trois sens du genre et de son existence : le sonnet, la tragédie, le roman d’apprentissage. Mais ce sont là des questions que vous avez dû vous poser à propos du baroque, qui n’est pas un a priori comme le classicisme, mais qui n’en existe pas moins d’une certaine façon. Quant à la bibliographie, quelques textes fondamentaux y figurent, à connaître de première main, comme la Poétique d’Aristote, à l’origine de la question des genres avec La République de Platon, ou l’Esthétique de Hegel. Et aussi des textes contemporains sur ce que j’appelais le retour du genre : Gérard Genette, Tzvetan Todorov. Norme, essence ou structure ? 1. Forme uploads/Litterature/ la-poetique-des-genres-cours.pdf

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