LA PROFANATION ROMANESQUE Jean KAEMPFER Autant le confesser d’emblée: le titre
LA PROFANATION ROMANESQUE Jean KAEMPFER Autant le confesser d’emblée: le titre lapidaire de mon propos – la profanation romanesque – dissimule une incongruité. Je vais parler en effet de romans dont la figure centrale est le Christ: La Dernière Tentation du Christ, de Nikos Kazantzaki1, et L’Évangile selon Jésus-Christ, de José Saramago2. Ces textes ont-ils droit de cité dans un colloque «Judaïsme et littérature»? J’ai de bonnes raisons de le penser; Jésus n’est-il pas juif, après tout? Juif d’abord, et chrétien par raccroc, à la suite d’une illusion rétrospective dont ces romans s’emploient à alléger la nécessité. De façon plus générale, dans un article qu’il consacre à des transpositions romanesques récentes des évangiles, Georg Langenhorst3 constate un retour marqué «à l’homme juif concret Jeshua […]. Jésus est essentiellement redécouvert en tant que Jeshua le rabbin juif vivant dans le contexte juif de son temps». 1. La littérature et le sacré Mais avant d’entrer en matière, peut-être dois-je rendre raison d’une autre incongruité encore. Est-il bien à propos de parler de profanation, ici? Le mot, avec ses connotations sacrilèges, ne dramatise-t-il pas inutilement les choses? D’autant plus inutilement, pourrait-on m’objecter, qu’un terme neutre existe, celui de «transposition», proposé naguère par Gérard Genette pour désigner spécifiquement cette activité hypertextuelle4. 1 Nikos KAZANTZAKI, La Dernière Tentation du Christ (1955), Paris, Pocket, 1995. 2 José SARAMAGO, L’Évangile selon Jésus-Christ (1991), Paris, Seuil (Points), 2000. 3 «The Rediscovery of Jesus as a Literary Figure», Literature and Theology 9 (1), 1995, p. 96. 4 Gérard GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, qui définit les phénomènes d’hypertextualité ainsi, p. 11-12: «J’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que 168 JEAN KAEMPFER On conviendra néanmoins qu’il y a quelque chose de particulier à vouloir proposer, comme Kazantzaki ou Saramago, une transposition romanesque des évangiles. Contrairement à d’autres manifestations de littérature au second degré – par exemple la reprise de l’Odyssée dans l’Ulysse de Joyce –, le choix de l’hypotexte évangélique introduit un horizon d’attente spécifique, dont la référence homérique n’offre pas l’équivalent. Ainsi, on rencontre des dieux, des phénomènes surnaturels dans l’Odyssée comme dans les évangiles; la différence, c’est que plus personne aujourd’hui, sauf extravagance, ne croit aux dieux ou aux miracles d’Homère, à l’inverse des dieux et miracles évoqués dans les évangiles. La question de la valeur de vérité qu’il convient d’accorder aux évangiles, et plus généralement à la Bible, est une question disputée. Ces textes font l’objet aujourd’hui de plusieurs usages pragmatiques concurrents, selon qu’on y cherche (et trouve) le dépôt d’un sens transcendant et révélé, qu’on y applique les opérations de la critique historique et philologique, ou encore qu’on en fasse une occasion de jouissance esthétique, l’objet d’un investissement humaniste plus général, la Bible et les évangiles rejoignant alors les épopées antiques dans la bibliothèque idéale où nous recueillons pieusement les témoignages (certains diraient: les fétiches) plaidant pour la dignité de notre espèce. Parole de Dieu ou fiction, texte sacré ou monument culturel? Le fait sociologique évident, c’est que la question du statut pragmatique de la Bible est une question ouverte, qui fait l’objet d’un différend, voire suscite les passions, les antagonismes, génère parfois de l’intolérance. C’est pour tenir compte de ce fait que j’ai préféré, à propos des transpositions romanesques qui m’intéressent, parler de profanation. Celles-ci, en effet, s’emparent d’une narration dont le lieu de profération majeur est l’église, le temple, pour l’entraîner dans les espaces laïques de la littérature, et la soumettre ainsi à un contrat de lecture défini par le plaisir et l’impertinence du critère de vérité. Profanation, donc, en un sens neutre: troc de la pertinence religieuse contre une pertinence uniquement mondaine, culturelle. Mais cette simple délocalisation peut être perçue – et a été perçue – comme une profanation au sens propre du terme, c’est-à-dire comme une violation de sanctuaire (l’édition citée de La Dernière Tentation du Christ rappelle ainsi – c’est un j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire». Quant à la «transposition» en particulier, elle se définit par un double trait. Structuralement, elle opère une transformation sémantique de son hypo- texte, et s’oppose ainsi aux phénomènes hypertextuels basés sur l’imitation stylistique (pastiches, charges); fonctionnellement, elle s’inscrit dans un registre sérieux, en contraste avec d’autres usages, ludiques ou satiriques, de l’hypertextualité, cf. ibid., p. 33-39. LA PROFANATION ROMANESQUE 169 argument de vente! – que Kazantzaki a risqué l’excommunication lors de la parution du roman dans les années cinquante). La profanation romanesque des évangiles n’est pas monolithique, pour autant: elle connaît des degrés, s’étage sur une échelle dont les extrémités seraient d’un côté la reconduction, dans l’espace de la fiction, de l’adhésion croyante idéalement requise par l’hypotexte, et de l’autre, à l’inverse, la contestation frontale et blasphématoire du texte sacré. Les romans dont je vais parler se situent dans la zone tempérée, ou médiane, de cette échelle, L’Évangile selon Jésus-Christ, roman critique, «voltairien», étant plus proche du pôle blasphématoire que l’autre, La Dernière Tentation du Christ, qui reconduit les conventions de réception sérieuse propres au genre réaliste- naturaliste. 2. Niveaux narratifs (évangile de Matthieu) Nous voici donc à pied d’œuvre, à l’orée de deux romans dont la première caractéristique notable est quantitative: ce sont de gros romans, qui font bien cinq cents pages chacun…, alors que l’évangile de Matthieu, par exemple, en compte une petite cinquantaine. L’augmentation de la masse textuelle est spectaculaire. Quels sédiments, quels matériaux nouveaux sont-ils charriés par cette crue hypertextuelle? Pour gagner une vue commode de la situation, on voudra bien me permettre d’installer, dans l’hypotexte que ces romans investissent de si impressionnante façon, une manière d’ascenseur narratif. Soit ainsi l’évangile de Matthieu. Nous nous trouvons, par la grâce d’un récit au passé simple, de plain-pied en Judée, ou en Galilée. Nous nous familiarisons, par le truchement de ce temps verbal, avec des figures que nous sommes invités progressivement à hiérarchiser: Jésus, ses apôtres, une foule dévote d’une part; Hérode, Pilate, pharisiens d’autre part. À hiérarchiser, mais aussi à distribuer dans une intrigue simple, dont l’intensité dramatique croît au fil du texte: un camp d’opposants diversement mal intentionnés se forme, défie et affronte le camp du héros positif, qui connaît une mort cruelle. Mais un épilogue, nous le savons, rétablit l’équilibre et satisfait à notre sens de la justice: in extremis, la mort du héros est transformée en victoire. Prenons maintenant l’ascenseur: au premier étage5, dans un univers de référence différent, l’histoire dont nous suivons le déroulement est mesurée à des textes prophétiques divers, qui en constituent pour ainsi dire le futur antérieur (par exemple «Tout cela arriva pour remplir cette parole du 5 C’est le niveau extradiégétique de Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 238; le sous-sol qui suit est métadiégétique, quant à lui. 170 JEAN KAEMPFER Seigneur», 1,22) et inscrivent l’événement narré dans un ordre nécessaire. Retrouvons une dernière fois l’ascenseur, et descendons au sous-sol: voici d’autres univers encore qui s’ouvrent, non plus au-dessus du récit, en surplomb destinal, mais à l’intérieur de celui-ci; ici, des «il disait», «il leur dit» placés en balises distribuent récits enchâssés, sermons et paraboles, et conduisent ainsi vers le sous-bassement essentiel des évangiles: les dits du Christ, que l’emploi du discours direct restitue dans leur lettre précieuse. Cette schématisation du récit évangélique est cavalière sans doute. À vrai dire, elle n’a d’autre prétention que d’établir une sorte de maison narrative élémentaire que les transpositions romanesques vont agrandir et meubler avec un luxe que l’on jugera selon les goûts, somptueux, tapageur ou déplacé… Aussi, voyons. 3. Les sept étages de la parole de Dieu (Kazantzaki) En commençant par le premier étage, là où les évangélistes (voire Jésus lui-même, lors de son apparition sur le chemin d’Emmaüs6) confirment, recourant aux prophètes, la conformité de ce qui arrive avec ce qui était prédit. Or, cette assurance simple, le roman de Kazantzaki va la compliquer en une inquiétude herméneutique toujours résurgente, dont il confie les errements à un professionnel du sens, un rabbin, Siméon, l’oncle de Jésus. Tandis que les Romains répriment brutalement les tentatives d’insurrection juives, il paraît à Siméon que le moment est venu pour le ciel de s’ouvrir, et pour Dieu d’envoyer le Messie promis. Mais «Dieu est un abîme»7. «Que de fois, d’un bout à l’autre de l’Écriture Sainte, les élus de Dieu se faisaient-ils tuer sans que Dieu lève la main pour les sauver! Pourquoi? Pourquoi?» (p. 54). Certes, Jésus lui affirme qu’il est le Messie, mais faut-il le croire? Siméon s’interroge: «Les Écritures ne disent-elles pas que l’Élu de Dieu est semblable à un arbre chétif qui a poussé dans les pierres, méprisé, abandonné par les hommes? C’est donc peut-être, c’est peut-être celui-ci… songeait le vieillard» (p. 325). Et au moment où Jésus et ses disciples s’éloignent dans la nuit, Siméon, convaincu maintenant que Jésus est bien le Messie, n’en reste pas moins perplexe: «C’étaient ces loqueteux, ces va-nu-pieds, ces illettrés, qui allaient mettre le feu au monde?» (p. 327). 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- Publié le Jan 16, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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