143 Hélène Vial « La sauvagerie domestiquée : l’écriture de la métamorphose ani

143 Hélène Vial « La sauvagerie domestiquée : l’écriture de la métamorphose animale chez Ovide » Schedae, 2009, prépublication n°9, (fascicule n°1, p. 143-154). Schedae, 2009 La sauvagerie domestiquée : l’écriture de la métamorphose animale chez Ovide Hélène Vial Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II Dans l’univers des Métamorphoses d’Ovide, toutes les transformations sont possibles parce que toutes les frontières sont abolies, en particulier celle qui sépare l’humain de l’ani- mal 1. Aussi le monde que parcourt le lecteur du poème se peuple-t-il, au fil des transforma- tions, d’une foule d’animaux. Or, si les fluidifications, les pétrifications ou les métamorphoses en arbres, par exemple, sont dotées, malgré leurs différences, d’une forte homogénéité poétique, la transformation en animal semble au contraire, par nature, le théâtre d’une variabilité absolue, reflet de l’immense diversité des espèces : il paraît a priori impossible de déceler des points communs entre ces textes qui montrent des êtres humains changés en loup, en cerf, en grenouilles ou en araignée. Pourtant, des signaux récurrents suggèrent qu’il existe entre eux une parenté, fondée sur la violence qu’implique presque toujours le basculement dans l’animalité. Si ce passage est en général brutal, même quand il est détaillé jusqu’au vertige, c’est peut-être parce que l’animal représente dans l’Antiquité l’altérité par excellence, mais aussi parce que les animaux issus de la métamorphose sont, dans leur très grande majorité, des animaux sau- vages, impossibles à domestiquer. Nous voudrions ici explorer à travers quelques exemples le développement, dans l’écri- ture ovidienne de la métamorphose animale, d’une dialectique de la sauvagerie et de la domestication. Cette dialectique nous semble reposer tout particulièrement sur la mise en scène de trois événements qui, tous, sont en rapport avec le langage : la perte de la parole humaine, le remplacement de la voix par l’écriture et la naissance du nom. Prépublication n° 9 Fascicule n° 1 1. Ovide pousse ici jusqu’à sa manifestation extrême la perméabilité des deux règnes qu’ont affirmée les grandes philosophies de l’Antiquité gréco-romaine. AMAT 2002 (7 sq.) cite l’épicurisme (qui affirme que l’homme et l’animal sont de même nature), le platonisme (pour lequel ils appartiennent, ainsi que le végé- tal, au genre animé, celui des êtres emportés par le flux du temps, mais avec une hiérarchie homme > animal > végétal), le stoïcisme (qui établit cependant une différence entre l’homme, doté d’une âme, et l’animal, qui n’a que le principe animal), le pythagorisme (pour lequel il n’y a pas de frontière entre homme, animal et végétal, la métempsycose étant la survie et la migration de l’âme sous diverses formes appartenant à l’un de ces trois règnes) et la physiognomonie (fondée sur l’idée d’une interaction entre le corps et l’esprit). 144 Schedae, 2009, prépublication n°9, (fascicule n°1, p. 143-154). http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint0092009.pdf La perte de la parole humaine, motif récurrent dans les Métamorphoses, n’est pas pro- pre aux transformations animales 2 ; mais elle y reçoit un traitement bien particulier, car, s’accompagnant souvent d’une lutte désespérée, elle symbolise la désintégration de l’iden- tité3. « Moment terrible », écrivait J.-P. Néraudau 4, que « celui où la parole est perdue » et où le personnage se découvre « une voix métamorphosée […] étrange et inouïe » 5. Nous ne citerons ici que les exemples qui nous semblent, si l’on peut dire, les plus parlants. Nous ne nous attarderons pas – car nous y reviendrons en détail plus loin – sur le pre- mier d’entre eux, celui de Lycaon 6, transformé en loup au livre I et dont la voix devient sinistre hurlement. Au livre II, dans le récit de la métamorphose de Callisto en ourse 7, la violence du processus général vient se concentrer dans la voix qui, d’implorante, devient plena […] terroris 8, pleine d’une terreur dont on ne sait si elle est davantage suscitée ou éprouvée 9. Dans ces deux mots s’exprime ce que J.-M. Frécaut définit comme « la disloca- tion complète de [la] personnalité, provoquée par une métamorphose incomplète avilissant le corps sans altérer l’esprit » 10. Devenue une bête furieuse et menaçante, Callisto a pour- tant conservé sa mens antiqua 11, comme si son identité était enterrée vivante dans l’alté- rité radicale du nouveau corps. La métamorphose de la voix est le signe le plus aigu de ce prodige, d’autant plus qu’elle laisse à Callisto le gémissement. D’ailleurs, d’une manière générale, si la perte de la parole est aussi tragique dans la métamorphose animale, c’est précisément parce que, comme l’écrit É. de Fontenay, « l’animalisation laisse subsister le cri et la plainte » 12. Dans le même livre II, la métamorphose d’Ocyrhoé en cavale met en œuvre d’une manière originale le motif de la perte de la parole 13, puisque Ocyrhoé décrit elle-même les 2. Elle frappe aussi des personnages changés en pierres : Aglauros (2, 819-832) ou les ennemis de Persée (5, 181-209), en arbres : Dryope (9, 349-393), ou voués à l’élément liquide : Hermaphrodite (4, 373-388) ou Cyané (15, 547-551). Pensons aussi à Canens, dont la voix admirable se dissout, comme son corps, dans les airs (14, 431-434). 3. Précisons d’emblée que nous ne sommes pas d’accord avec É. de Fontenay quand elle écrit que les auteurs anciens sont «étrangers» aux «rapports tourmentés entre l’âme et le corps» et que le «matérialisme enchanteur » d’Ovide « élimine l’âme » (DE FONTENAY 1998, 52). Ces rapports sont au cœur même de nom- breuses métamorphoses ovidiennes. 4. NÉRAUDAU 1989, 45. 5. RANSMAYR 1989, 259. 6. 1, 232-239. 7. 2, 477-488. 8. 2, 484. 9. G. Lafaye traduit par « qui répand la terreur », ce qui gomme l’ambiguïté de la formule latine. 10. FRÉCAUT 1985, 135. Cette dislocation se manifeste d’ailleurs, plus loin, dans l’incapacité de Callisto à savoir qui elle est (II, 493 : oblita quid esset, « oubliant ce qu’elle était devenue »). L’unité du personnage est alors, selon R. Crahay, « détruite de l’intérieur » (CRAHAY 1959, 103). 11. 2, 485 : Mens antiqua manet (« elle est encore animée des mêmes sentiments qu’auparavant »). 12. DE FONTENAY 1998, 62. 13. 2, 657-675 : « Praeuertunt, inquit, me fata uetorque/Plura loqui uocisque meae praecluditur usus./Non fuerant artes tanti, quae numinis iram/Contraxere mihi : mallem nescisse futura./Iam mihi subduci facies humana uidetur,/Iam cibus herba placet, iam latis currere campis/Impetus est ; in equam cognataque cor- pora uertor./Tota tamen quare ? Pater est mihi nempe biformis. »/Talia dicenti pars est extrema querellae/Intellecta parum confusaque uerba fuerunt ;/Mox nec uerba quidem nec equae sonus ille uidetur,/Sed simulantis equam ; paruoque in tempore certos/Edidit hinnitus et bracchia mouit in herbas./ Tum digiti coeunt et quinos alligat ungues/Perpetuo cornu leuis ungula crescit et oris/Et colli spatium ; longae pars maxima pallae/Cauda fit, utque uagi crines per colla iacebant,/In dextras abiere iubas ; pari- terque nouata est/Et uox et facies ; nomen quoque monstra dedere, « Les destins, dit-elle, m’arrêtent ; ils m’interdisent de parler davantage et me retirent l’usage de la voix. Je n’attachais pas tant de prix à ma science, qui a attiré sur moi la colère divine ; j’aimerais bien mieux avoir ignoré l’avenir. Déjà la figure humaine semble m’être ravie ; déjà je me plais à faire de l’herbe ma pâture ; déjà un instinct fougueux m’emporte à travers les vastes plaines ; mon corps prend la forme d’une cavale, effet de la parenté ; mais pourquoi tout entier ? Mon père a bien deux formes. » Son discours s’acheva par des plaintes peu intelli- gibles et des paroles confuses ; bientôt ce ne sont plus des paroles, ce n’est pas davantage le cri d’une cavale, mais celui d’une voix qui l’imiterait ; quelques instants plus tard, elle poussait des hennissements et 145 Schedae, 2009, prépublication n°9, (fascicule n°1, p.143-154). http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint0092009.pdf modifications qui se produisent en elle jusqu’au moment où, privée de sa voix humaine, elle laisse au poète le soin de terminer le récit. La voix d’Ocyrhoé lui servait à prédire l’ave- nir, et c’est précisément parce que, emportée par le délire prophétique, elle en disait trop que les dieux l’arrêtent en la transformant. Par le brouillage de son élocution, Ocyrhoé sem- ble retrouver un instant la parole obscure de l’antique Pythie, mais les vers suivants signent l’irrévocable abolition de la parole humaine. Dans un premier temps, celle-ci reste suspen- due entre humanité et animalité et Ovide la décrit comme une imitation humaine de hennissement ; il semble que ce soit à force d’imitations qu’Ocyrhoé trouve le ton juste, sa querella devenant confusa uerba, puis sonus indéterminé, et enfin hinnitus – un peu comme Ovide lui-même, inventant à partir de la retractatio des œuvres d’autrui un langage poéti- que unique. Ocyrhoé est privée de son corps, mais aussi de son âme, ensevelie avec sa voix. Au contraire, le drame d’Actéon 14 réside, comme celui de Callisto, dans la permanence de son âme d’homme à l’intérieur d’un corps d’animal : mens […] pristina mansit. Or, si Diane métamorphose Actéon, c’est moins pour le punir de l’avoir vue nue que pour l’empêcher de dire ce qu’il a vu. Se joue dès lors la uploads/Litterature/ la-sauvagerie-domestiquee-l-x27-ecriture-de-la-metamorphose-animale-chez-ovide.pdf

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