Georges Perec LA VIE MODE D’EMPLOI Roman à la mémoire de Raymond Queneau L’amit

Georges Perec LA VIE MODE D’EMPLOI Roman à la mémoire de Raymond Queneau L’amitié, l’histoire et la littérature m’ont fourni quelques- uns des personnages de ce livre. Toute autre ressemblance avec des individus vivants ou ayant réellement ou fictivement existé ne saurait être que coïncidence. Regarde de tous tes yeux, regarde. (Jules Verne, Michel Strogoff) PRÉAMBULE L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre. (Paul Klee, Pädagogisches Skizzenbuch) Au départ, l’art du puzzle semble un art bref, un art mince, tout entier contenu dans un maigre enseignement de la Gestalttheorie : l’objet visé — qu’il s’agisse d’un acte perceptif, d’un apprentissage, d’un système physiologique ou, dans le cas qui nous occupe, d’un puzzle de bois — n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent : cela veut dire qu’on peut regarder une pièce d’un puzzle pendant trois jours et croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces, et en ce sens il y a quelque chose de commun entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes d’essais et d’erreurs, ou en une demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines, que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle — énigme — désigne si bien en anglais, non seulement n’a plus de raison d’être, mais semble n’en avoir jamais eu, tant elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement réunies n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, de désarroi et d’attente. Le rôle du faiseur de puzzle est difficile à définir. Dans la plupart des cas — pour tous les puzzles en carton en particulier — les puzzles sont fabriqués à la machine et leur découpage n’obéit à aucune nécessité : une presse coupante réglée selon un dessin immuable tranche les plaques de carton d’une façon toujours identique ; le véritable amateur rejette ces puzzles, pas seulement parce qu’ils sont en carton au lieu d’être en bois, ni parce qu’un modèle est reproduit sur la boîte d’emballage, mais parce que ce mode de découpage supprime la spécificité même du puzzle ; il importe peu en l’occurrence, contrairement à une idée fortement ancrée dans l’esprit du public, que l’image de départ soit réputée facile (une scène de genre à la manière de Vermeer par exemple, ou une photographie en couleurs d’un château autrichien) ou difficile (un Jackson Pollock, un Pissarro ou — paradoxe misérable — un puzzle blanc) : ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste : le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc. Dans de tels puzzles les pièces se divisent en quelques grandes classes dont les plus connues sont : les bonshommes les croix de Lorraine et les croix et une fois les bords reconstitués, les détails mis en place — la table avec son tapis rouge à franges jaunes très claires, presque blanches, supportant un pupitre avec un livre ouvert, la riche bordure de la glace, le luth, la robe rouge de la femme — et les grandes masses des arrière-plans séparées en paquets selon leur tonalité de gris, de brun, de blanc ou de bleu ciel — la résolution du puzzle consistera simplement à essayer à tour de rôle toutes les combinaisons plausibles. L’art du puzzle commence avec les puzzles de bois découpés à la main lorsque celui qui les fabrique entreprend de se poser toutes les questions que le joueur devra résoudre lorsque, au lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège, l’illusion : d’une façon préméditée, tous les éléments figurant sur l’image à reconstruire — tel fauteuil de brocart d’or, tel chapeau noir à trois cornes garni d’une plume noire un peu délabrée, telle livrée jonquille toute couverte de galons d’argent — serviront de départ à une information trompeuse : l’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant, du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes, pauvres de signification et d’information, mais en éléments falsifiés, porteurs d’informations fausses : deux fragments de corniches s’emboîtant exactement alors qu’ils appartiennent en fait à deux portions très éloignées du plafond, la boucle de la ceinture d’un uniforme qui se révèle in extremis être une pièce de métal retenant une torchère, plusieurs pièces découpées de façon presque identique appartenant, les unes à un oranger nain posé sur une cheminée, les autres à son reflet à peine terni dans un miroir, sont des exemples classiques des embûches rencontrées par les amateurs. On en déduira quelque chose qui est sans doute l’ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzle l’a fait avant lui ; chaque pièce qu’il prend et reprend, qu’il examine, qu’il caresse, chaque combinaison qu’il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l’autre. PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE I Dans l’escalier, 1 Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne, où les gens se croisent presque sans se voir, où la vie de l’immeuble se répercute, lointaine et régulière. De ce qui se passe derrière les lourdes portes des appartements, on ne perçoit le plus souvent que ces échos éclatés, ces bribes, ces débris, ces esquisses, ces amorces, ces incidents ou accidents qui se déroulent dans ce que l’on appelle les « parties communes », ces petits bruits feutrés que le tapis de laine rouge passé étouffe, ces embryons de vie communautaire qui s’arrêtent toujours aux paliers. Les habitants d’un même immeuble vivent à quelques centimètres les uns des autres, une simple cloison les sépare, ils se partagent les mêmes espaces répétés le long des étages, ils font les mêmes gestes en même temps, ouvrir le robinet, tirer la chasse d’eau, allumer la lumière, mettre la table, quelques dizaines d’existences simultanées qui se répètent d’étage en étage, et d’immeuble en immeuble, et de rue en rue. Ils se barricadent dans leurs parties privatives — puisque c’est comme ça que ça s’appelle — et ils aimeraient bien que rien n’en sorte, mais si peu qu’ils en laissent sortir, le chien en laisse, l’enfant qui va au pain, le reconduit ou l’éconduit, c’est par l’escalier que ça sort. Car tout ce qui se passe passe par l’escalier, tout ce qui arrive arrive par l’escalier, les lettres, les faire-part, les meubles que les déménageurs apportent ou emportent, le médecin appelé en urgence, le voyageur qui revient d’un long voyage. C’est à cause de cela que l’escalier reste un lieu anonyme, froid, presque hostile. Dans les anciennes maisons, il y avait encore des marches de pierre, des rampes en fer forgé, des sculptures, des torchères, une banquette parfois pour permettre aux gens âgés de se reposer entre deux étages. Dans les immeubles modernes, il y a des ascenseurs aux parois couvertes de graffiti qui se voudraient obscènes et des escaliers dits « de secours », en béton brut, sales et sonores. Dans cet immeuble-ci, où il y a un vieil ascenseur presque toujours en panne, l’escalier est un lieu vétuste, d’une propreté douteuse, qui d’étage en étage se dégrade selon les conventions de la respectabilité bourgeoise : deux épaisseurs de tapis jusqu’au troisième, une seule ensuite, et plus du tout pour les deux étages de combles. Oui, ça commencera ici : entre le troisième et le quatrième étage, 11 rue Simon-Crubellier. Une femme d’une quarantaine d’années est en train de monter l’escalier, elle est vêtue d’un long imperméable de skaï et porte sur la tête une sorte de bonnet de feutre, en forme de pain de sucre, un peu l’idée que l’on se fait d’un chapeau de lutin, et qui est divisé en carreaux rouges et gris. Un grand fourre-tout de uploads/Litterature/ la-vie-mode-demploi-perec-georges 1 .pdf

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