UN APPEL AUX POÈTES 90 Vous, gens de poésie ! Avez-vous, comme moi, ressenti un

UN APPEL AUX POÈTES 90 Vous, gens de poésie ! Avez-vous, comme moi, ressenti une fois déjà ce que je vais maintenant exprimer, que l'art poétique, qu'être poète est une chose vraiment effrayante? Je tiens à m'expliquer. Une société est à la fois une réunion d'hommes et une foule assemblée. On parle, on tient conseil, on se consulte: de quelqu'un vient l'enthousiasme, il s'exprime avec ardeur, avec profondeur, des images en proviennent, il lutte, il organise, il agence ensemble les formes, comme les rythmes proviennent des convulsions et des crampes, comme lorsque le diaphragme se crispe, ou comme lorsque les glandes lacrymales doivent excréter de chaudes larmes, le discours danse comme les membres de son corps : c'est un plan, bien proportionné, une forme naturelle, alors que c'est déjà inquiétant. Ce n'est pourtant pas là encore l'effroi auquel je fais allusion : ainsi l'homme, l'homme en société, n'est aucunement une chose triviale, il connaît des élévations dans la démesure et des dislocations dans l'éloignement et les ténèbres. Ce n'est pas là poétiser, c'est autre chose, en tout cas c'est la vie. Ou bien, quelqu'un éprouve le sentiment d'un rêve, d'une extase, d'une sauvagerie puissante, ou encore il sent la délicate et douce tendresse de son âme, et il sent le monde lui appartenir en propre ; il appelle, ou il danse, ou il chante, ou encore il admire un visage et le dessine dans le langage: poétiser ce n'est pas non plus cela, c'est autre chose, en tout cas c'est la vie. Ce que je tente ici de décrire est dicere- dire - , parler dans la vie, vivre plus avant dans les paroles, sans interruption de ce 71 flux gue nous sommes, de cc flux gui va de conflits en heurts et de soutiens en effondrements. L'art poétigue est - die/are - le vécu, comme cela arrive directement de cc gui est dit, résister et dicter, tirer les paroles hors du cours de la vie : la cristallisation ; l'élévation à l'œuvre. / La poésie csr une éventualité de répétition, comme lorsguc guclgu'un, crispé de rage, la bave aux lèvres, sc transforme en comédien, en imitant de la bouche l'imprécateur et par cette contorsion de ses muscles en écumant encore ct encore, jusgu'à provoguer la stupeur de ceux gui l'approuvaient et gui devienncnr désormais son public: l'unigue victoire, où elle enveloppe et soumet, simultanément maîtrise ct saisie. Le poète devient comme un chanteur gui peut retrouver dans un rôle ce gu'il a un jour connu, comme l'acteur gui joue un rôle. Toute art poétigue, là où il n'y a ni improvisation, ni surprise, ni survie vaille gue vaille, mais interruption, résistance, attention portée à une chose explicite, répétition à partir du souvenir, est comme un faux-semblant, la conscience et la fin visée sont emprisonnées dans le domaine du rêve, de la divagation et de la folie ; c'est effrayant, comme tout ce gui est humain, comme tout développement forcé ; séparée de l'introspection, de l'histoire, du reflet, toute rationalité est effrayante et porte en soi le germe d'un danger ct la possibilité d'une horrible dégénérescence. Le divin, guand il n'est ni animalité ni vie naturelle, tel le chant de la grive ou l'efflorescence du magnolia, ni ce gui advient ct va comme la vie, mais gu'il demeure et devient un but ordonné et raisonnable, le divin, guand l'homme en fait une forme, ou un travail, est la manière d'être, la possibilité déjà proche d'un mauvais usage effrayant, gui pousse l'homme, guand il fait de la vocation un métier, du métier un commerce, du commerce une prostitution, la débauche, non, plutôt l'apparence et le masgue vide de la débauche vénale. !... Il n'y a pas p~ur un poète de plus grand danger dans la vie gue ce gw consmue son essence: le )CU. Aucune vocation n'est 72 plus grande dans la vie du poète gue cciJe d'être par son origine : l'immaitrisable. le raptus. ( De biens des côtés, on veut désormais appeler le poète, gue l'on nomme l'homme d'esprit, tout simplement à la direction des affaires générales du peuple. Mais prenons garde et n'oublions pas une chose : la psychologie. i le peuple, ni le poète ne conçoivent le fait gu'ils puissent aUer de concert. Le poète n'est pourtant pas constamment poète et il pourrait être bon et naturel gu'iJ se perçoive aussi comme une unité au sein de la multitude, comme un homme au sein de l'humanité, gu'il en vienne à animer le débat au sein de sa commune et de son peuple/Quand il s'obstine, lui et ses semblables, ils deviennent comme une nouvelle écume, comme la noblesse d'un sénat gui siège au-dessus des délégués de la lie et du peuple, jusgu'à ce gue cette maison noble gagne, rapidement et pour pas grand chose, le nom de maison de fou. Le poète n'est pas constamment poète : le travail créateur le crée. Après cela, il a un grand besoin de calme et de repos. Le balancier, gui depuis longtemps faisait tendre l'art dans le sens de la résistance artistigue la plus extrême, se dirige désormais vers le conformisme le plus plat, oui, jusgu'à nouveau dans la niaiserie. Une telle outrance de régression ct d'affaiblissement n'aurait pourtant nuiJement besoin d'être. Elle provogue en outre une exagération et bientôt une vision du monde méprisable et une sensiblerie dans l'œuvre du poète ; eUe induit une délicatesse excessive, gui apparaît plus comme une impuissance gue comme une force. Cela ne rend pas nécessaire l'union du poète ct du peuple, cela ne rend pas non plus indispensable le poète ; gue le poète ne s'imagine pas gu'en lui l'esprit du peuple se hausse à la dignité de soutien et de sauveur ; car ils doivent plutôt se soutenir l'un l'autre. Ce qui doit advenir au sein du peuple, le poète en a aussi besoin pour lui-même : il a besoin d'une ambiance digne, de respirer l'air de la liberté, gue le peuple se gouverne lui-même et gue son organisation se saisisse 73 de lui ; il esr poussé à coopérer par sa propre détresse ; chacun est appelé à créer routes les conditions er toutes les facilités extérieures dont il a besoin. Aussi le poète est-il jeté dans la contradiction de l'interaction ou de la circularité qui rend route réorganisation si difficile, si tragique, si nécessairement coupable et si semblable à l'ivresse : là, les rédempteurs sont là, il n'y a pas d'un côté la dépravation er de l'autre le rédempteur ; là se tiennent les dépravés par la dépravation, ct le poète est l'un de ceux qui cherchent passionnément la pureté au travers de la connaissance la plus profonde ct de l'imagination créatrice, en vue de se sauver ct de sc tro uver eux-mêmes. C'est uniquement ainsi que le peuple et le poète peuvent s'aider mutuellement et sc sauver, ct que le poète du peuple devient le peuple poète. Cela est possible, c'est l'exigence du poète er c'est ce qui lui csr dicté, quand, à partir des créations de son imagination, il se tourne vers ses prochains, avec l'existence ct la communauté desquels il était déjà intimement lié, dans la solitude ct par l'étrangeté de son image, seulement sous une forme transposée, er que désormais il va vers le monde du travail, vers le travail en vue des choses publiques. Quand il extrait une oeuvre du travail de l'imagination, il peut insuffler une force créatrice à la réalité de la vie pubüquc. Dira-t-on : C'est trop demander au poète ? Ou bien, pensera-t-on : Si le poète, alors même qu'il a besoin de repos, exerce un travail pour lequel il n'est pas fait, po urra-t-il en sortir rien de valable ? Le poète qui grandir dans un monde sain ct plein de vie, n'a absolument pas besoin de repos, sous J'espèce de cc que l'on appelle le calme. Il a certes besoin de repos, n'ayons pas peur des mors, et nous voulons infiniment mieux délasser son esprit exténué : se détendre s'appellera à nouveau se détendre. lei seulement, cc qu'il y a d'effrayant dans le métier du poète va trouver sa compensation, dans sa poésie comme jeu ultime pour vivre, dans la vie elle-même, dans la vie de l'universaüté. Le délassement du poète s'appelle travail. 74 Nous disons le calme et nous pensons à quelque chose comme le néant. Rien ne vient de rien, en aucun cas l'inaction du poète n'est un néant. Même le tourment n'appelle pas le néant, mais plutôt la joie ; le suicidaire choisir fermement la mort libre, non pas comme instrument du néant, mais, à la suite une dépression profonde, comme aspiration à une plus haute expression spirituelle de la vie ; quant à l'homme créateur, quand il sort de ses heures créatrices, dans quel tourment suicidaire, dans quel enfermement, dans quel isolement complet il est, pourtant il ne désire pas le néant, mais plutôt un supplément d'accomplissement. Quand j'ai trop vu de rouge «je» désire fermer les yeux; mais l'œil ne cesse d'agir: il produit uploads/Litterature/ landauer-gustav-1918-un-appel-aux-poetes 1 .pdf

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