Traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque © La Fabrique éditions, 2017 www.la
Traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque © La Fabrique éditions, 2017 www.lafabrique.fr lafabrique@lafabrique.fr Conception graphique : Jérôme Saint-Loubert Bié ISBN : 9782358721776 La Fabrique éditions 64, rue Rébeval 75019 Paris lafabrique@lafabrique.fr Diffusion: Les Belles Lettres Édition des versions numériques : IS Edition, Marseille Table des matières Couverture Copyrights Avant-propos I. Qui a allumé ce feu ? Pour une histoire de l’économie fossile II. Les origines du capital fossile : le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique III. « L’enfer, c’est ça » : quelques images dialectiques dans la fossile- fiction IV. La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer : sur la révolution dans un monde qui se réchauffe Notes Avant-propos Alors que j’écris ces mots, la région rurale qui forme la pointe sud-ouest d’Haïti demeure totalement isolée après le passage de l’ouragan Matthew qui a emporté les ponts, effacé les routes et coupé les communications téléphoniques. Dans d’autres parties d’Haïti, la tempête a arraché des milliers de toits et démoli des quartiers entiers d’habitations fragiles, laissant sur son passage de vastes zones grises remplies de décombres. Les Haïtiens, pansant les blessures d’une série de désastres qui semble sans fin, de l’esclavage à la dette, au tremblement de terre et aux ouragans meurtriers à répétition, ont de l’eau jusqu’aux genoux, tandis qu’aux États-Unis, les autorités tentent d’évacuer des millions d’habitants avant l’arrivée de Matthew. Une semaine comme une autre au XXIe siècle, un phénomène météorologique extrême comme un autre : rien de plus normal désormais. Comment rendre compte de ces temps d’intensification du chaos climatique ? Le grand mot du siècle, jusqu’ici, est « l’Anthropocène ». Depuis que le Prix Nobel Paul Crutzen a proposé ce terme pour nommer notre nouvelle ère géologique dans la revue Nature en 2002, il a connu un succès fulgurant 1. Il désigne l’ère où les puissances humaines ont débordé les forces naturelles et fait sortir le système terrestre de ses ornières, le plaçant sur un terrain glissant où il s’ébranle de façon imprévisible et toujours plus violente. Le changement climatique est loin d’être le seul symptôme de cette nouvelle ère, mais il a une capacité toute particulière de destruction généralisée. Dès le départ, le récit de l’Anthropocène s’est construit autour de lui, et ce à juste titre. Mais ce récit pose plusieurs autres problèmes. Évoquons brièvement deux d’entre eux 2. Selon la première version du récit de l’Anthropocène classique, la révolution industrielle marque le commencement d’une perturbation humaine à grande échelle du système terrestre, dont la manifestation la plus visible est l’évolution du climat. Dans son article de 2002, Crutzen suggérait, plus précisément, que l’invention de la machine à vapeur par James Watt avait inauguré la nouvelle ère, et c'est cette chronologie qui s’est imposée : dans la florissante littérature sur l’Anthropocène, la machine à vapeur est souvent désignée comme l’artefact qui a libéré les potentiels de l’énergie fossile et donc catapulté l’espèce humaine dans une position de domination générale 3. C’est une analyse bien fondée dans la mesure où la vapeur a en effet déterminé un saut qualitatif dans l’économie fossile, qu’on peut définir très simplement comme une économie de croissance autonome basée sur la combustion d’énergie fossile et générant donc une croissance soutenue des émissions de CO2. Les théoriciens de l’Anthropocène ont en fait peu de choses à dire des causes réelles de l’essor de la vapeur, mais ils proposent bien un cadre général pour comprendre le passage aux combustibles fossiles pendant la révolution industrielle, qui, pour des raisons de nécessité logique, est déduit de la nature humaine. Si la dynamique avait un caractère plus contingent, le récit d’une espèce entière – l’anthropos en tant que tel – accédant à la suprématie biosphérique serait difficile à faire tenir : « la géologie du genre humain » doit avoir ses racines dans les propriétés de cet être. Sans quoi elle ne serait qu’une géologie d’une entité plus réduite, peut-être un sous- ensemble de l’Homo sapiens sapiens. Même chez les auteurs qui ne font remonter l’Anthropocène qu’à l’époque de Watt (et non à celle de l’essor des civilisations agricoles, comme dans l’hypothèse de l’« Anthropocène précoce »), le détonateur est souvent situé dans la nuit des temps, amorcé avec l’évolution primordiale de l’espèce humaine 4. Ainsi, un élément fondamental de la narration de l’Anthropocène est la manipulation du feu : la voie de l’économie fossile a été tracée le jour où nos ancêtres hominidés ont appris à contrôler le feu. Voilà « le déclencheur d’évolution essentiel de l’Anthropocène », selon les termes de deux éminents climatologues : la combustion d’énergie fossile est la conséquence du fait que « bien avant l’ère industrielle, une espèce de primate particulière a appris comment exploiter les réserves d’énergies stockées dans le carbone détritique 5 ». Dans ce récit, l’économie fossile est bien la création du genre humain, ou du « singe-feu, Homo pyrophilis », selon la vulgarisation de la pensée de l’Anthropocène proposée par Mark Lynas dans son bien nommé The God Species (« L’espèce Dieu ») 6. Mais toutes les données empiriques dont nous disposons sur le passage aux combustibles fossiles dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle – le pays où tout a commencé – auraient tendance à nous indiquer une autre direction. Il se trouve que les machines à vapeur n’ont pas été adoptées par des délégués naturels de l’espèce humaine : en réalité, par la nature même de l’ordre social, elles ne pouvaient être installées que par les propriétaires des moyens de production. Constituant une infime minorité même en Grande- Bretagne, cette classe représentait une fraction infinitésimale de la population d’Homo sapiens sapiens au début du XIXe siècle. De fait, c’est une petite coterie d’hommes blancs britanniques qui a littéralement pointé la vapeur comme une arme – sur mer et sur terre, sur les bateaux et sur les rails – contre la quasi-totalité de l’humanité, du delta du Niger à celui du Yangzi Jiang, du Levant à l’Amérique latine. Le deuxième chapitre revient brièvement sur certains épisodes de cette histoire mondiale de la vapeur. Les capitalistes d’un petit bout de territoire du monde occidental ont investi dans cette technologie, posant la première pierre de l’économie fossile : et à aucun moment l’espèce n’a voté pour cela, avec ses pieds ou dans les urnes, ni défilé à l’unisson, ni exercé aucune sorte d’autorité commune sur son destin et celui du système terrestre. La capacité de manipuler le feu est bien entendu une condition nécessaire au commencement de la combustion d’énergie fossile en Grande-Bretagne. Tout comme le sont l’utilisation d’outils, le langage, le travail collaboratif et un grand nombre d’autres facultés humaines – mais ce sont des conditions nécessaires insignifiantes, sans rapport avec le résultat qui nous intéresse. C’est une erreur souvent mentionnée dans les manuels d’historiographie. Invoquer des causes extrêmement lointaines de ce genre revient à « expliquer le succès des pilotes de chasse japonais par le fait que les premiers hommes ont développé une vision binoculaire et des pouces opposables. On s’attend à ce que les causes invoquées soient plus directement liées aux conséquences », sans quoi on les considère comme négligeables, comme le souligne John Lewis Gaddis 7. Les tentatives d’imputer le changement climatique à la nature de l’espèce humaine semblent condamnées à cette sorte d’inanité. Pour le dire autrement, on ne peut invoquer des forces transhistoriques – et qui concerneraient toute l’espèce – pour expliquer l’apparition d’un ordre nouveau dans l’histoire tel que la production mécanisée, grâce à la vapeur, de marchandises destinées à l’exportation sur le marché mondial. Qu’en est-il des phases ultérieures de l’économie fossile ? La série de technologies énergétiques qui ont succédé à la vapeur – l’électricité, le moteur à combustion interne, le complexe pétrolier : automobiles, tankers, avions – ont toutes été introduites suite à des décisions d’investisseurs, parfois avec l’apport essentiel de certains gouvernements, mais rarement suite à des délibérations démocratiques. Le privilège de mettre en œuvre de nouvelles technologies semble être resté propre à la classe dominant la production de marchandises. Témoignage à un autre niveau d’une concentration au sein de l’espèce, en 2008, les pays capitalistes avancés du « Nord » constituaient 18,8 pour cent de la population mondiale, mais étaient responsables de 72,7 pour cent des émissions de CO2 depuis 1850, sans tenir compte des inégalités à l’intérieur de chaque nation. Au début du XXIe siècle, les 45 pour cent les plus pauvres de la population humaine représentaient 7 pour cent des émissions, quand les 7 pour cent les plus riches en produisaient 50 pour cent ; un États-Unien moyen – là encore sans tenir compte des différences de classe nationales – émettait autant de CO2 que plus de 500 habitants de l’Éthiopie, du Tchad, de l’Afghanistan, du Mali, du Cambodge ou du Burundi, et plus que 100 Haïtiens 8. Ces données élémentaires sont-elles compatibles avec une conception du genre humain comme nouvel agent géologique ? Le meilleur contrechamp du récit de l’Anthropocène semble être l’accroissement démographique ; si l’on peut montrer que la combustion d’énergie fossile est uploads/Litterature/ lanthropocene-contre-lhistoire.pdf
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- Publié le Fev 21, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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