Jean-Pierre Sarrazac est auteur dramatique et universitaire, désormais professe

Jean-Pierre Sarrazac est auteur dramatique et universitaire, désormais professeur émérite d’études théâtrales de l’université Paris 3-Sorbonne nouvelle, professeur invité à l’Université de Louvain-la-neuve et fondateur, dans les années 1990, du Groupe de recherche sur la Poétique du drame moderne et contemporain. Son dernier ouvrage ne se place pas dans une pure tradition genettienne de la théorie critique : typologies, inventaires et terminologies font partie de l’ambition théorique de l’ouvrage quand s’agit du texte dramatique, mais ils ne prennent pas pour autant le dessus quand il s’agit d’analyser le « devenir-scénique » du théâtre. J.-P. Sarrazac veille, au fil des pages, à ce qu’un structuralisme trop bien huilé ne vienne pas éteindre le phénomène d’apparition théâtrale. Ainsi, cette poétique du drame moderne répertorie, sans formaliser, laissant les interprétations ouvertes, prenant toutes les distances nécessaires, dès la préface, avec une approche textocentriste du théâtre et allant même jusqu’à appeler un renversement historique qui mettrait l’existence scénique d’une pièce comme premier élément d’analyse, avant le texte. 2Ce volume se propose d’analyser le drame moderne apparu à la fin du XIXe siècle. Le présupposé affirmé dès le sous-titre du livre est qu’il existe un même paradigme unissant le drame des années 1880 à celui d’aujourd’hui, faisant de Strindberg un contemporain de Sarah Kane… J.-P. Sarrazac bâtit son propos en regard de l’ouvrage de référence de Peter Szondi, Théorie du drame moderne1, prenant ses distances avec l’analyse hégéliano-marxiste du drame ainsi qu’avec le concept de « post-dramatique » de H.-Th. Lehmann2. De nouveaux éléments d’analyse sur le drame moderne jaillissent de l’étude d’un corpus ultra-contemporain, pour lequel J.-P. Sarrazac se pose en entomologiste du vivant : ses riches analyses de spectacle forment de grands ensembles, sans jamais prétendre à aucune exhaustivité. Il s’agit bien là d’une « poétique du mouvant », d’une « poétique ouverte » qui sied à un art vivant. Vers le drame moderne 3Le drame moderne vaut par son ambivalence : se construisant contre une forme classique, il ne cesse pour autant de s’appeler « drame ». Si Adorno, dans son étude sur Fin de partie3, a prédit la mort du drame, J.-P. Sarrazac est convaincu que le drame, dans les crises qu’il subit, n’en finit pas de se réinventer. 4À quoi reconnaît-on le drame moderne ? Avant tout, il se caractérise par une remise en cause de sa fable, qui est secondarisée : souvent, le drame vécu par les personnages a déjà eu lieu quand la pièce commence. On assiste alors à un métadrame « analytique », où les personnages deviennent enquêteurs et passent au crible ce qui s’est passé auparavant. L’unité de temps est brisée au profit d’écarts temporels entre passé et présent, donnant lieu à une « dramaturgie du retour » (p. 42). 5Six personnages en quête d’auteur de Pirandello est présentée comme la pièce canonique du drame moderne, car la forme dramatique y est cassée, refusée : ce qui se passe sur scène tient plus d’une situation (six personnages venus à la rencontre de leur auteur) que d’une histoire linéaire dont les événements s’enchaînent de manière causale. Ce « désordre organisateur » (p. 24) signe l’abandon de l’unité de la fable dramatique (héritée d’Aristote, reprise par Hegel) et la fin du « bel animal » littéraire. Est-ce à dire que le drame moderne ne raconte plus rien, que la fable y est définitivement bannie ? Si la fable ne fait plus ni système, ni organisme, ni processus linéaire se déclinant sous la forme d’un commencement, d’un milieu et d’une fin, elle est toujours au cœur du spectacle. Mais elle y apparaît morcelée et disséminée. 6Si P. Szondi explique l’épuisement du drame classique par l’intégration d’éléments épiques, J.-P. Sarrazac constate, au contraire, que la « dédramatisation » du drame s’assortit d’une « redramatisation » contemporaine. La dédramatisation ne signifie donc pas la mort du drame, mais un retournement de la progression dramatique en série discontinue de micro-conflits relativement autonomes. Quels sont les procédés à l’œuvre dans la dédramatisation moderne ? Ici, J.-P. Sarrazac fait œuvre d’une typologie.  La dédramatisation procède par « rétrospection ». Le sens du drame est tout simplement inversé : les personnages régressant, surplombant leur existence passée, prennent du terrain sur les personnages agissant.  La dédramatisation procède par « anticipation » lorsque le début de la pièce, déjà, annonce le but visé.  La dédramatisation procède par « optation » quand elle vise à montrer, non pas ce qui est, mais ce qui est possible et ce qui pourrait être, s’employant à relativiser les faits aux yeux des spectateurs.  La dédramatisation opère par « répétition/variation ». Puisque l’homme moderne souffre d’une vie quotidienne répétitive, il conjure cette monotonie par une répétition esthétique, différentielle, créatrice de variations… La fable, traditionnellement linéaire, devient spiralaire, de même que le dialogue prend la forme d’une litanie au pouvoir libérateur.  Enfin, la dédramatisation opère par « interruption », fragmentant l’action en séquences autonomes selon un principe d’irrégularité ou de déliaison. Un nouveau paradigme : le « drame-de-la-vie » 7Le passage au drame moderne au XIXe siècle se caractérise par l’abandon du conflit entre personnages et l’adoption d’une dramatisation de la vie. Le drame moderne n’est plus agonistique mais ontologique. Le glissement d’ordre formel et d’ordre métaphysique indique un véritablement changement de paradigme et l’émergence de ce que J.-P. Sarrazac nomme « le drame-de-la-vie », succédant au « drame-dans-la-vie », ancienne forme qui s’est imposée de la Renaissance à la fin du XIXe siècle. Le « drame-de-la-vie », par rapport à la forme précédente, change de mesure à quatre niveaux. 8Tout d’abord, du point de vue de l’étendue, le « drame-de-la-vie » s’étend jusqu’aux limites d’une vie complète, montrant comment le milieu, l’Histoire, la société interagissent sur le personnage, alors que le « drame-dans-la-vie » couvre un épisode limité de la vie d’un héros. 9D’un point de vue temporel, le « drame-de-la-vie » représente une vie à rebours, alors que le « drame-dans-la-vie » est tributaire du temps humain. Les vies planes du drame moderne inaugurent un tragique quotidien, basé sur la répétition monotone. J.-P. Sarrazac forge le concept d’« infradramatique » : un « drame en moins » (p. 83), un drame de la perte et du ratage, porté des personnages passifs, suivant le cours de leur existence. 10D’un point de vue philosophique, le « drame-de-la-vie » est immanent, alors que le « drame-dans-la-vie » est transcendant (quand le personnage est persécuté par une puissance extérieure). Dans le drame moderne, c’est la vie elle-même qui persécute le personnage : pris par le sentiment tragique de ne pas exister comme il le désirerait, il mène une vie sans existence, assez passive pour qu’il en arrive à regarder sa propre vie en spectateur, comme un somnambule devant un panorama. 11Enfin, du point de vue l’espace, le drame moderne transforme la vie en paysage, la « pièce-paysage » étant propre à convertir le temps en espace, à devenir le réceptacle condensé de toutes les temporalités du personnage. Cette typologie soulève une problématique dramaturgique inhérente au changement de paradigme : si le « drame-de-la-vie » est principalement une affaire de temps, comment concilier le « temps de toute une vie » au temps réel de la représentation ? 12La compression nécessaire du temps de toute une vie s’effectue grâce à différents détours dramaturgiques dont J.-P. Sarrazac recense les multiples procédés. Tout d’abord, le « roman dramatique » (p. 112) s’impose comme la première solution dramaturgique capable de concilier la contradiction essentielle entre contenu romanesque et forme dramatique, mettant en scène des personnages omniscients, dont le point de vue extérieur au drame rappelle celui du narrateur… La « dramaturgie du fragment » (p. 124) s’impose comme une deuxième solution, usant de la synecdoque pour s’émanciper de la forme canonique du drame, pris alors dans un « devenir-mineur », présentant des « scènes sans fin », condensées et décousues. Le « drame à stations » (p. 136) moderne rend compte de l’itinéraire du personnage à travers les épreuves de l’existence. La « chronique épique » (p. 149) rend compte de l’histoire de toute une vie à la manière d’un journaliste qui adopte le mode du témoignage sur des faits ayant réellement eu lieu, à travers des tableaux successifs et possiblement interchangeables. La dramaturgie du « bout du chemin » (p. 160) ou du retour des morts consiste à porter rétrospectivement un regard sur la vie, alors que le personnage vit au même moment son extinction. Le « jeu de rêve » (p. 170) met en jeu des personnages clivés, rêveurs et rêvés tout à la fois, actant et conscience en surplomb. L’action n’est plus causale, brouillée par l’aléatoire et le principe d’incertitude propres à la logique associative du rêve ouvrant sur un monde inédit. Enfin, les « récits de vie » (p. 180) hémorragiques ou diffractés à l’infini terminent cette typologie non exhaustive de détours dramaturgiques possibles. Quels personnages pour le drame moderne ? 13Les personnages en quête d’auteur de Pirandello inaugurent une ère où le personnage de théâtre individué, défini par une uploads/Litterature/ le-drame-emancipe-impersonnage.pdf

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