Publié dans : Alcuin, de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l’Euro
Publié dans : Alcuin, de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l’Europe du haut Moyen Âge (Actes du Colloque international organisé à l’occasion du 12e centenaire de la mort d’Alcuin à Tours, 4-6 mars 2004, Université de Tours - Mission Historique Française en Allemagne, Göttingen), sous la dir. de Ph. DEPREUX et B. JUDIC, n° spécial des Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 111/3, 2004, p. 221-244. LE GLAIVE ET LA PAROLE Charlemagne, Alcuin et le modèle du rex praedicator : notes d’ecclésiologie carolingienne Michel LAUWERS CEPAM, UMR 6130 (Université de Nice Sophia Antipolis / CNRS) Dans plusieurs lettres datées des dernières années du VIIIe siècle, Alcuin présente Charlemagne comme un “ roi prédicateur ”, reconnaissant ainsi au souverain une fonction cléricale, voire sacerdotale, qui paraît renvoyer aux diverses formes de sacralité par lesquelles les Carolingiens entendaient distinguer la royauté franque1. Le motif de la prédication royale n’est pas sans rappeler un certain nombre de thèmes caractéristiques de la théologie de l’Empire chrétien élaborée à l’apogée du règne de Constantin : vers 335, Eusèbe de Césarée avait vanté un Constantin “ aimé de Dieu ”, instruisant “ les troupes armées, les peuples en masse dans les campagnes et dans les villes, les magistrats des peuples ”, “ appelant tout le genre humain à la connaissance du Tout-Puissant ” et “ proclamant la doctrine de Dieu par un discours admirable ”2. Ce type de prise de parole par le gouvernant à propos de “ choses divines ” caractérisa également les modèles byzantins de souveraineté, selon lesquels le basileus est un “ didascale de la foi ”, un “ nouveau Paul ”, un “ égal des apôtres, illuminé comme les évêques par l’Esprit-Saint ”3. En faisant de Charlemagne un rex praedicator, dans les années mêmes où renaissait en Occident un Empire, Alcuin semble recouvrer de telles conceptions du pouvoir chrétien ; ses lettres posent en tout cas le problème de ce que l’on nomme assez improprement le “ césaro-papisme ” dans l’Occident médiéval4. 1 L’attribution par Alcuin à Charlemagne de la qualité ou du titre de “ prédicateur ” a déjà été relevée par plusieurs historiens. Cf. notamment Luitpold WALLACH, Alcuin and Charlemagne. Studies in Carolingian History and Litterature, Ithaca, NY, 1959, p. 12-22, Karl F. MORRISON, The two Kingdoms. Ecclesiology in Carolingian Political Thought, Princeton (New Jersey), 1964, p. 27-28, et, plus récemment, Raffaele SAVIGNI, “ Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne : normes statutaires et idéal de “conversion” ”, dans Michel LAUWERS (dir.), Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (IXe-XIIe siècle), Antibes, 2002 (Collection d’études médiévales de Nice, 4), p. 41-92, ici p. 60, et Yves SASSIER, Royauté et idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe-XIIe siècle), Paris, A.Colin, 2002, p. 125-129. 2 Les citations sont extraites des Louanges de Constantin, discours prononcé par Eusèbe à l’occasion des trente ans de règne de Constantin, ici I, 3 ; II, 4 ; II, 5. Cf. Eusèbe de Césarée, La théologie politique de l’Empire chrétien. Louanges de Constantin. Introd., trad. et notes par Pierre MARAVAL, Paris, 2001. 3 Voir à ce propos G. DAGRON, Empereur et prêtre. Étude sur le “césaropapisme” byzantin, Paris, Gallimard, 1996, ici p. 307, ainsi que les remarques d’Evelyne PATLAGEAN, “ Byzance et la question du roi-prêtre ”, dans Annales HSS 55/4 (2000), p. 871-878. 4 Comme Gilbert Dagron l’a montré, c’est le juriste protestant Iustus Henning Böhmer (1674-1749) qui est à l’origine des deux notions de Papo-Caesaria, pour désigner la tentative pontificale de diriger le monde, et de 2 Mon propos se limitera à l’étude d’une lettre d’Alcuin, composée à Tours en 798 et classée sous le n° 136 dans l’édition de Dümmler5. Les réflexions relatives à la mission de prédication du souverain y sont précédées d’un long exposé sur les sens allégoriques du mot “ glaive ” dans les Évangiles. Beaucoup d’historiens ont dès lors considéré ce texte comme un jalon important dans l’élaboration de la théorie des deux glaives6. Les développements sur le glaive (qui constituent la première partie de la lettre 136) n’ont toutefois guère été analysés en rapport avec ceux qui concernent la prédication (et forment la seconde partie de la lettre). J’essaierai ici d’établir un lien entre les uns et les autres, en montrant que cette mise en relation permet de mieux cerner la théologie, ou plutôt l’ecclésiologie politique d’Alcuin et de quelques thuriféraires du pouvoir franc dans les années 790-800. * Un laïc et deux glaives, ou le roi et les Écritures C’est donc en 798 qu’Alcuin adresse une lettre à Charlemagne, qu’il surnomme “ David ”. Cette lettre se présente comme une réponse à une autre lettre, envoyée par le roi à l’abbé de Tours. Dans celle-ci, Charlemagne interrogeait Alcuin sur une question d’exégèse qui lui aurait été posée un proche, “ non pas un clerc, mais un laïc ” (a quodam, non clerico, sed laico). Avant de répondre, Alcuin tient à dire qu’il accepte avec bienveillance les questions que posent parfois les “ laïcs ” à propos des Évangiles. Il a certes entendu un “ homme prudent ” déclarer que l’étude des Évangiles était le propre des clercs, non des laïcs, mais les temps ont changé, écrit-il, et ce laïc, qui s’interroge sur le sens des Évangiles, est “ sage en son cœur ” (sapiens corde) bien qu’étant un “ guerrier par ses actes ” (manibus miles)7. Alcuin en vient alors à la question posée : “ Il y a un passage de l’Évangile selon Luc où le Seigneur Christ, allant vers la Passion, a ordonné aux disciples de vendre une tunique et une bourse et d’acheter un glaive. Comme on lui répondait qu’il y avait là deux glaives, il dit que c’était assez [Luc, 22, 36-38]. Nous pensons que Pierre a utilisé l’un des deux [glaives] pour couper l’oreille de Malchus ; le Seigneur lui a alors dit : remets ton glaive au fourreau ; tous ceux en effet qui ont reçu un glaive périront par leur glaive [Matthieu, 26, 52 ; cf. Luc, 22, 50]. Or, comment comprendre que celui qui avait ordonné de vendre la tunique et d’acheter un glaive ait dit que ceux qui reçoivent le glaive périront par le glaive ? ”. Pour résoudre l’apparente contradiction entre ces deux passages scripturaires mettant en scène un glaive, il faut distinguer les sens multiples et variables selon le contexte du mot “ glaive ” (gladium)8. Aussi la première et la plus longue partie de la lettre d’Alcuin constitue-t-elle une sorte de Caesaro-Papia, pour évoquer la tentative du pouvoir séculier de diriger l’Église. Dans le vocabulaire usuel d’un certain nombre d’historiens, le “ césaro-papisme ” désigne “ une forme de gouvernement où le titulaire séculier d’un pouvoir absolu (un “ César ”) entend régenter également la vie religieuse (en être le “ pape ”) ” (Jean GAUDEMET, “ Césaropapisme ”, dans : Claude GAUVARD, Alain DE LIBERA et Michel ZINK, Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 242). 5 Alcuin, Lettre 136, éd. Ernst DÜMMLER, dans Monumenta Germaniae Historica. Epistolarum, t. IV, Karolini aeui 2, Berlin, 1895 [= désormais MGH Ep.], p. 205-210. 6 Parmi une abondante bibliographie : W. LEVISON, “ Die mittelalterliche Lehre von den beiden Schwerten ”, Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters 9 (1951), p. 14-42 ; A.-M. STICKLER, “ Il “gladius” negli atti dei concili e dei RR. Pontefici sino a Graziano e Bernardo di Clairvaux ”, Salesianum 13 (1951), p. 414-445 ; Y.M.-J. CONGAR, L’ecclésiologie du haut Moyen Âge, de saint Grégoire le Grand à la désunion entre Byzance et Rome, Paris, Le Cerf, 1968, en particulier p. 290-292 ; J.A. WATT, “ Pouvoir spirituel et pouvoir temporel ”, dans : James Henderson BURNS (dir.), Histoire de la pensée politique médiévale [1988], trad. franç., Paris, PUF, 1993, p. 347-399. 7 Vere et ualde gratum habeo laicos quandoque ad euangelicas effloruisse inquisitiones ; dum quendam audiui uirum prudentem aliquando dicere clericorum esse euangelium discere, non laicorum. Quid ad haec ? Omnia tempus habent ; et saepe posterior adfert hora, quod prior non poterat. Tamen iste laicus, quisquis fuit, sapiens est corde, etsi manibus miles ; quales uestram sapientissimam auctoritatem plurimos habere decet (Lettre 136, dans MGH Ep., p. 205). 8 Sed facilis est solutio, si singulorum consideratur euangelistarum huic loco circumstantia et diuersae intelleguntur gladii significationes. Avant de passer en revue les différentes significations du “ glaive ”, Alcuin donne plusieurs exemples de la variété de 3 traité exégétique sur le “ glaive ”. De gladio est d’ailleurs le titre sous lequel a circulé la lettre 136, qui connut une réelle diffusion, attestée par dix-huit manuscrits, pour la plupart du IXe siècle9. Dans huit manuscrits aujourd’hui conservés, le De gladio se trouve intégré au sein d’un petit corpus réuni vers 800, c’est-à-dire aussitôt après la rédaction de la lettre, qui comporte plusieurs textes destinés à l’éducation des prêtres (introduisant à l’étude de la Bible et à l’exégèse, définissant le sacerdoce)10. Le glaive, écrit Alcuin, peut signifier la “ mort ”, la uploads/Litterature/ le-glaive-et-la-parole-alcuin-charlemag-pdf.pdf
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- Publié le Jui 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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