L’invention d’un corpus : Roberto Bolaño, Antoine Volodine Résumé La Literatura

L’invention d’un corpus : Roberto Bolaño, Antoine Volodine Résumé La Literatura nazi en America de l’écrivain chilien Roberto Bolaño (1996) et Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze de l’écrivain français Antoine Volodine (1998) font un usage aussi ressemblant que dérangeant de la bibliographie critique. Grâce à ce travail sur les références, chacune de ces fictions théoriques a pour par- ticularité d’inventer un corpus littéraire. Créant une bibliothèque, aux frontières de la littérature et du politique, elles transforment ainsi l’œuvre dans laquelle ils s’insèrent en collection. Les seuils des textes, on le sait, sont essentiels à leur découverte, ou plus exactement à l’envie de les découvrir. Et ces seuils diffèrent selon les spécificités génériques. Pour parler très brièvement de ma propre expé- rience, qui doit en recouvrer bien d’autres, lorsque je cherche un livre de fiction, en librairie ou en bibliothèque, je retourne le livre et lis, souvent partiellement, la quatrième de couverture. Si cette rencontre est encou- rageante, je l’ouvre au hasard et mon choix est fait. Ce procédé diffère lorsque je cherche un ouvrage de « non-fiction ». Pour les livres critiques ou théoriques, je commence généralement par lire la bibliographie. Puis, papillonnant, ce sont les notes de bas de page qui m’attirent et je les par- cours à peu près toutes. Cette première approche me donne l’impression, absolument fausse, que je connais le contenu du livre. Les bibliographies, à cet instant, et peut-être durablement, ouvrent un univers tout à la fois référentiel et « fictionnel », car elles dessinent une bibliothèque poten- tielle, qui est simultanément une mémoire, une dynamique et une archi- tecture. Elles fonctionnent sur ce paradoxe d’être l’autre du livre et sa mémoire, si bien que les parcourant, on croit le connaître tout en ne l’ayant pas lu. Elles sont l’expression de la multiplicité transformée en unité. Mais on le sait aussi, rien n’est plus trompeur qu’une bibliographie. Trompeur, pour ne pas dire menteur, lorsque la plupart de ces bibliogra- phies inscrivent des lectures qui n’en ont pas été. Et du reste, peu im- L’INVENTION D’UN CORPUS : ROBERTO BOLAÑO, ANTOINE VOLODINE 306 porte. La dimension potentielle et fictionnelle ou plutôt potentiellement fictionnelle de ces collections de titres n’en apparaît que mieux. Collections, elles le sont plus encore lorsque, quittant le domaine de l’écriture théorique, on rejoint les bibliographies éditoriales (quel que soit le domaine concerné). Dans ce cas, la bibliographie désigne un espace transcendant les œuvres, la collection, la maison d’édition que chacune représente. La partie construit le tout et entre dans un rapport mé- tonymique avec le tout. Il en va de même lorsque ce n’est plus un nom éditorial qui assure l’unification des parties mais un nom d’auteur. Dans chacun de ces cas, la bibliographie déploie une structure hors texte qui l’étoile et problématise l’articulation du livre et du hors-livre, du livre et d’un monde constitué de livres, c’est-à-dire d’une bibliothèque. Alors que l’appareil paratextuel a fait dans son ensemble l’objet d’excellentes études, de Seuils de Genette à la remarquable histoire des notes en bas de page d’Anthony Grafton (Genette, 1987 ; Grafton, 1998), les bibliographies demeurent les parents pauvres du regard critique. Peut- être est-ce pour la simple raison que nous les avons trop sous les yeux pour envisager les problèmes qu’elles posent, notamment leur capacité à faire monde selon un principe de collection. Et je dois avouer que je n’aurais pas plus porté mon regard sur cette inscription si je ne l’avais pas retrouvée là où habituellement elle ne se trouve pas : dans l’univers de la fiction. Deux des livres que je considère parmi les plus importants de la fin du XXe siècle en font ainsi un usage aussi ressemblant que dérangeant. Ces livres sont La Literatura nazi en America de l’écrivain chilien Roberto Bolaño, paru à Barcelone en 1996 et Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze de l’écrivain français Antoine Volodine, qui date de 1998. Les ressemblances sont troublantes, car en plus d’être presque exac- tement contemporaines, ce qui pourrait n’être qu’un hasard, ce sont deux fictions théoriques, qui ont la particularité d’inventer chacune un corpus littéraire, la littérature nazie en Amérique d’un côté, le post-exotisme de l’autre. Ce sont deux livres qui créent une bibliothèque, aux frontières de la littérature et du politique. La Littérature nazie en Amérique, mimant parfaitement l’écriture théorique, s’achève ainsi par un véritable appareil critique intitulé « Épilogue pour quelques monstres », titre en décalage avec son allure et son apparente fonction. Il est divisé en trois parties : « Quelques person- nages », présentant des biographies express de personnages secondaires du livre, « Quelques maisons d’édition, revues, lieux… », dressant l’inventaire de l’édition pro-nazie en Amérique et enfin la bibliographie qui a retenu mon attention, de plus de deux cents titres classés alphabé- tiquement et couvrant une période allant de 1920 à 2016. Le Post- exotisme en dix leçons, leçon onze s’achève, lui, par une bibliographie intitulée « du même auteur dans la même collection » de 343 titres, clas- sés chronologiquement et couvrant une période allant de 1977 à 2012. La LIONEL RUFFEL 307 simple mention des dates nous fait comprendre, si la supercherie avait fonctionné, que ces listes recueillent, collectent des ouvrages imaginaires constituant un corpus potentiel. Pourquoi évoquer le principe de collec- tion ? D’abord, parce que les auteurs l’évoquent dans leur discours cri- tique. Volodine explicitement lorsqu’il déclare : « Dans le cadre d’une sorte de collection “Voix du post-exotisme”, je présente un certain nom- bre de romans indépendants les uns des autres, derrière quoi sont sug- gérés l’entièreté de la sensibilité post-exotique et, en résumé, tout un monde. » (Volodine, 1998c : 44. Je souligne.) ; Bolaño évoque, lui, une forme proche puisqu’il compare, son livre à « une anthologie vaguement encyclopédique de la littérature pro-nazie Amérique de 1930 à 2010 » (Oviedo,2005). Bref, les deux œuvres s’inscrivent dans la double tradi- tion des œuvres-mondes et des fictions réflexives et pour parfaire ce pro- jet elles disposent d’un ouvrage théorico-fictionnel qui s’achève par une bibliographie conséquente. Cette bibliographie, qui devient tout à la fois un point de convergence et une ligne de fuite, est l’un des éléments essen- tiels qui transforment les romans en corpus, et les corpus en monde, en contre-monde pour être plus précis. Un des éléments essentiels aussi qui articulent, dans une tradition moderniste, savoir et narration. Un des éléments enfin qui font de ces deux œuvres une chronique fantasmée du XXe siècle depuis sa fin, du XXe siècle politique et esthétique, et particu- lièrement du XXe siècle des avant-gardes dans ses manifestations les plus radicales. Il se pourrait au fond que ces différents éléments (œuvres- mondes, indistinction création-critique, théorie esthético-politique du modernisme dans le regard fin-de-siècle) n’en fassent qu’un. Et que la collection fictionnelle en soit la mise en œuvre et la visibilité. Je suivrai cette intuition. Mais avant de tenter de la confirmer, un mot rapide sur chacun de ces livres : La Littérature nazie en Amérique est constitué d’une collec- tion de biographies d’écrivains imaginaires pro-nazis ayant vécu sur l’ensemble du territoire américain. Le choix de la fiction, qui joue pour- tant à se dissimuler sous l’apparence d’une écriture théorique, fait d’autant plus question que l’histoire du continent latino-américain au XXe siècle ne manque pas d’écrivains filo-nazis. C’est du reste ce qui est parfois reproché à Bolaño par la critique latino-américaine, notamment par le grand critique mexicain José Miguel Oviedo dans Letras Libres qui indique que l’œuvre aurait gagné politiquement à introduire au sein de biographies d’auteurs fictifs un certain nombre de biographies d’auteurs « réels » (ibid.). Cette critique est formulable dans une perspective his- torique, mais pas dans la perspective esthético-politique qui fut toujours celle de Bolaño. Bolaño fait ainsi le choix de traditions littéraires tout à fait repérables : celle, générale, tout à la fois classique et moderne, de la mystification littéraire ; celle, plus dix-neuvièmiste, des fous littéraires (et L’INVENTION D’UN CORPUS : ROBERTO BOLAÑO, ANTOINE VOLODINE 308 son livre fait immanquablement penser à celui, mythique, de Gustave Brunet, Les Fous littéraires, qui collectionnait aussi des biographies d’écrivains en marge) et enfin celles des biographies fictives, de Schwob à Borges, particulièrement celui de Historia universal de infamia, pré- cisément pour la marginalité des sujets. Ce qui est nouveau, dans un pre- mier temps, c’est bien de mélanger l’ensemble de ces traditions, dans une relecture de l’histoire littéraire et une recomposition de la bibliothèque toutes deux saisissantes et, on le verra bientôt, effrayantes. C’est peut-être cependant du livre de Brunet que celui de Bolaño se rapproche le plus, notamment de ce minimalisme maximaliste, si j’ose dire, que la collection bibliographique et bibliophilique suppose. Il est ainsi vain de vouloir dénombrer les auteurs, les titres de livres, les noms de mouvement, qui constellent La Littérature nazie en Amérique et le transforment aussitôt en bibliothèque. Il est tout aussi vain de vouloir dénombrer les amorces d’univers fictionnels, tant chaque biographie, par les titres et les résumés de livres qu’elle propose, les multiplie. Résumé de livres mais aussi d’un uploads/Litterature/ linvention-dun-corpus-roberto-bolano-ant.pdf

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