Phénomènes physiques étranges, perforation de l’espace-temps, glissements inexp

Phénomènes physiques étranges, perforation de l’espace-temps, glissements inexpliqués, substitutions incompréhensibles : les lois qui régissent certaines régions de la mémoire semblent parfois de même nature que celles ayant cours dans la Quatrième Dimension. Devant son écran de télévision, le spectateur accepte avec délice de suspendre un instant sa faculté de jugement rationnel pour se laisser entraîner dans les inquiétants récits de Rod Serling. Dans l’épisode intitulé Deaths-Head Revisited2, un ancien capitaine SS, Gunther Lutze, revient en Bavière visiter le camp de Dachau désert (qui ressemble d’ailleurs davantage à un village abandonné du Far West qu’à un camp de concentration). À chaque étape de sa promenade dans le camp, Lutze se délecte des souvenirs de son sadisme passé, des humi- liations et des tortures qu’il infligeait aux déportés. Soudain, un ancien détenu en pyjama rayé, Alfred Becker, apparaît et lui annonce qu’il va être jugé. Lors d’un procès expéditif, un tribunal de fantômes déclare Lutze coupable et celui-ci finit terrassé au milieu du camp, après avoir souffert les mêmes maux (strangulation, asphyxie, fusillade) que ses victimes d’hier. Dans cet épisode où le mot « juif » n’est jamais prononcé, c’est bien la mémoire concentrationnaire, encore largement dominante au début des années 1960, qui se déploie. Celle-ci recouvre parfaitement, au point de la dissimuler et d’en parasiter les motifs, la mémoire de l’extermination des Juifs d’Europe : l’action se situe à LE MAGNÉTISME DE LA SHOAH par Ophir Levy1 1. Ophyr Levy est chargé d’enseignement en études cinématographiques à l’université Paris III- Sorbonne nouvelle. Il termine actuellement sa thèse sur l’empreinte souterraine de la Shoah dans le cinéma contemporain (Paris I). Philosophe de formation, il est l’auteur de Penser l’humain à l’aune de la douleur. Philosophie, histoire, médecine 1845-1945, Paris, L’Harmattan, 2009. 2. Diffusé le 10 novembre 1961 sur CBS, cet épisode a été écrit par Rod Serling, le créateur, scénariste et narrateur de la série, et réalisé par Don Medford. RHS 195 en cours_RHS 184 01/09/11 14:16 Page405 Les écrans de la Shoah 406 Dachau, Becker évoque les « dix millions de victimes » des camps de concentration, le sort spécifique des Juifs dans les centres de mise à mort (les chambres à gaz) et celui des déportés d’Auschwitz (le tatouage) sont ici, comme le voulait la confusion en vigueur à l’époque, généralisés à toutes les victimes du système concentration- naire. Pour le dire simplement, il n’est nullement question de la Shoah dans cet épisode de la Quatrième Dimension3. Pourtant, lors de sa diffusion en France, un étrange glissement s’opère. Au moment où, comme le veut la tradition, Rod Serling explique au spectateur comment le personnage s’apprête à basculer dans la quatrième dimension, voici ce qu’il dit de Lutze : « And like his colleagues of the time he shared the one affliction most common amongst that breed known as Nazis: he walked the Earth without a heart4. » Or, dans la version française, les propos de Serling sont ainsi traduits : « Et comme tous les soldats SS, il affectionnait particulière- ment l’élimination globale des Juifs. On les appelait des nazis. Des hommes inhumains, sans cœur. » Comment expliquer une telle diffé- rence ? Par quel tour étrange une production populaire, fidèle à l’ima- ginaire concentrationnaire de son époque, allait-elle se voir indûment attirée, par la grâce d’un doublage en français, dans le giron mémoriel de la Shoah ? Cela s’explique par la faille spatio-temporelle venue lézarder l’unité de l’image (américaine) et du son (français). Si les douze premiers épisodes de La Quatrième Dimension sont diffusés en France par la première chaîne de l’ORTF dès 1965, tout le reste de la série ne sera visible sur TF1 qu’à partir de 1984. Entre 1961 et le milieu des années 1980, l’extermination des Juifs s’est imposée dans les 3. Une analyse détaillée de la genèse de cet épisode pourrait toutefois montrer qu’indirecte- ment, par un jeu d’associations, la mémoire du sort des Juifs perce à travers la gangue concen- trationnaire. En effet, Rod Serling, lui-même juif, venait d’écrire un scénario sur le ghetto de Varsovie pour la série de téléfilms unitaires Playhouse 90, intitulé In the Presence of Mine Enemies, avec Charles Laughton et Robert Redford, diffusé sur CBS le 18 mai 1960. De plus, Alfred Becker, le porte-parole des fantômes du camp, est interprété par Joseph Schildkraut. Cet acteur juif né à Vienne s’était notamment fait connaître du grand public grâce à deux rôles marquants de Juifs persécutés : celui d’Alfred Dreyfus dans le film de William Dieterle La Vie d’Émile Zola (1937), qui lui valut un Oscar lors de la cérémonie de 1938 ; et celui d’Otto Frank, le père d’Anne dans Le Journal d’Anne Frank de George Stevens (1959), qui lui valut une nomi- nation aux Golden Globes 1960. Notons enfin que cet épisode, dans lequel il est mentionné que le SS Lutze s’est réfugié en Amérique du Sud, fut diffusé en novembre 1961, faisant certaine- ment écho au procès Eichmann qui s’était ouvert à Jérusalem en avril de la même année. 4. Littéralement : « Et comme ses collègues de l’époque, il était affecté d’un des maux les plus répandus au sein de cette espèce connue sous le nom de nazis : il vécut sans avoir de cœur. » RHS 195 en cours_RHS 184 01/09/11 14:16 Page406 mémoires comme le fait majeur de la Seconde Guerre mondiale. Là où, pour le public américain des années 1960, Dachau résonnait comme le nom propre de la barbarie nazie, il n’en allait plus de même pour le public français des années 1980, plongé en pleine résurgence de la mémoire juive. Ainsi, un récit concentrationnaire qui, initialement, ne mentionne pas du tout le sort des Juifs se retrouve, par une addition qui lui est à la fois extérieure et postérieure, à en véhiculer la mémoire. Cet exemple illustre un phénomène qui va en s’amplifiant depuis une trentaine d’années et que nous proposons de désigner ici par le terme de magnétisme de la Shoah. Il s’agit, au sein de l’imaginaire collectif, de cet effet d’entraînement presque irrésistible dans le champ d’attraction de la Shoah de toute représentation ayant rapport avec la déportation et l’univers concentrationnaire, voire avec le nazisme et la Seconde Guerre mondiale en général. Le magnétisme de la Shoah se manifeste sous forme de petites distorsions, réorien- tations ou substitutions qui mettent en avant la mémoire de l’exter- mination des Juifs là où elle n’a pas particulièrement lieu d’être. Les cas les plus symptomatiques, permettant de prendre la pleine mesure du degré d’insinuation inconsciente de ce phénomène, sont ceux qui se donnent sous la forme d’actes manqués ou de lapsus. Souvent, ces exemples apparaissent d’autant plus révélateurs de l’étendue illim- itée du champ magnétique de la Shoah qu’ils sont prélevés non pas au cœur, mais à la marge des films, au sein d’objets qui leur sont postérieurs, étrangers et qui, vis-à-vis d’eux, relèvent davantage du service après-vente que du processus créatif : le doublage en français d’un feuilleton télévisé, d’une série populaire ou le résumé d’un film au dos d’une jaquette de DVD. Prenons l’exemple de Kanal (1957) d’Andrzej Wajda. L’action se déroule au moment de l’insurrection de Varsovie contre l’occupant nazi (qui a eu lieu entre le 1er août et le 2 octobre 1944 et qui fut menée par l’Armia Krajowa, la résistance polonaise5). Rien à voir avec les Juifs de Pologne qui, à cette date, avaient presque tous disparu. Pourtant, dans le résumé du film placé au dos du boîtier DVD édité par Malavida en 2007, on trouve ce glissement significatif : « 1944. Soulèvement du ghetto de Varsovie. Acculés, épuisés, et encerclés par les Allemands, un détachement de Le magnétisme de la Shoah 407 5. Ou Armée de l’Intérieur, principal mouvement de la résistance polonaise. RHS 195 en cours_RHS 184 01/09/11 14:16 Page407 Les écrans de la Shoah 408 soldats est contraint de fuir par les égouts pour rejoindre le centre- ville où les combats se poursuivent encore. » Ce résumé fond ensemble deux événements totalement distincts : l’insurrection du ghetto de Varsovie (du 19 avril au 16 mai 1943) et le soulèvement de la population de Varsovie (d’août à octobre 1944) auquel le film est effectivement consacré. Cette erreur d’attention de la part de l’au- teur du résumé montre bien comment de nos jours, tout ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale se voit mécaniquement associé à la persécution des Juifs, comme si le spectre de la Shoah conférait à tout récit une plus-value symbolique. Notons d’emblée que ce pouvoir d’aimantation de la mémoire de la Shoah, dont nous allons analyser ici les expressions ciné- matographiques, apparaît aujourd’hui tout à la fois comme contrecoup et ironie de l’histoire dans la mesure où la spécificité de la destruction des Juifs d’Europe est demeurée longtemps mal perçue, amalgamée voire étouffée par le paradigme concentrationnaire. S’il fallait distribuer dans le temps les grandes polarités de la mémoire, nous pourrions découper très schématiquement trois grandes époques : 1. Le recouvrement concentrationnaire ; 2. L’inversion des pôles ; 3. Le magnétisme de uploads/Litterature/ le-magnetisme-de-la-shoah.pdf

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