Brandirlecorps p r i è r e d ’ i n s é r e r Jean-NoëlBlanc Archi-saga « L’Inau

Brandirlecorps p r i è r e d ’ i n s é r e r Jean-NoëlBlanc Archi-saga « L’Inauguration des ruines »réinvente le roman-feuilleton autour d’une dynastie d’entrepreneurs Jean Birnbaum Raphaëlle Leyris C ’est peut-être le métier le plus logique que puisse exercerunécrivain:archi- tecte. En littérature aussi, il s’agit d’imaginer un lieu que les personnages puissent habiter. D’édifier, pour un livre ou un ensemble de textes, une structuredanslaquellelelecteurs’ins- talle et évolue, sans que les planchers s’effondrent sous ses pas, que les cou- loirsleconduisentàdesculs-de-sacou queletoitluitombesurlatête.Depuis une trentaine d’années qu’il est publié, l’architecte (et sociologue de l’urbanisme) Jean-Noël Blanc n’avait pourtant pas encore rendu évidente cette dimension dans son écriture, livrant au gré de l’inspiration et des commandes un corpus disparate et charmant,pourlajeunesseoulesadul- tes,où ilestsouventquestiondechats etdevélo(LeNezàlafenêtre,JoëlleLos- feld, 2009; Le Grand Braquet, L’Archi- pel,2003;LeTourdeFrancen’aurapas lieu, Seuil, 2000). Et voilà que cet auteur à la plume allègrement mélan- colique se révèle en maître d’œuvre d’un monument aux fondations soli- des et aux finitions impeccables, avec souterrains,portesdérobées,chausse- trappes, escaliers de service… L’Inauguration des ruines, son qua- trième livre publié chez Joëlle Losfeld, est à la fois un édifice remarquable et un texte facétieux qui renoue, pour s’en délecter, avec la tradition du roman-feuilleton. Il retrace au long cours l’histoire de quatre générations d’entrepreneurs d’une ville baptisée Neaulieu –littéralement nulle part, et pourtant un monde tout entier, que Jean-NoëlBlancfaitvivresurunsiècle. Quand Loÿs Le Briet, enfant trouvé dont la naissance est devenue légen- daire, arrive à l’âge adulte, à la fin du XIX e siècle, Neaulieu est «déjà plus qu’une bourgade et pas encore une cité: le cours commun des jours et des travaux ne suffisait plus à son apaise- ment sans qu’elle sache pour autant comment s’élever à la hauteur de ses espoirs et de ses avidités». Loÿs va per- mettre à Neaulieu de se développer, édifiantunempireindustrielàlacom- position floue, qui va modeler la ville, son architecture et ses rapports sociaux. Son neveu, Fandorle, qui lui succède, puis le fils de celui-ci, Hubert Honey,et enfinle neveu de ce dernier, Déodat, poursuivront son œuvre cha- cun à sa manière, gestionnaire ou visionnaire, téméraire ou prudente, jusqu’àla dislocationdu groupe. ParadoxeapparentquirendL’Inau- guration des ruines diaboliquement efficace: toute la structure de ce roman-fleuve repose sur de courts sous-chapitres. Les passages de narra- tionstrictealternentavecdespoèmes, des parolesde chanson, des articlesde presse ou encore des extraits de livres savants, tous inventés, à l’image de la«source»lapluscitée:«P.G.Maurus- Bruhat,LeFabuleuxRomandugroupe LeBriet, Ed. de Montaud, 355p., 1982». Proche de l’oulipien Paul Fournel – auquel, entre autres, est dédié ce roman–, Jean-Noël Blanc s’amuse beaucoup, et le lecteur à sa suite, avec touscesregistresd’écriture.Iltravaille leur juxtaposition, comme la disposi- tion de ses phrases, à la façon dont un architecte agence les volumes, les for- meset la lumière de son futur édifice. Cette charpente morcelée em- prunteauroman-feuilletonduXIX esiè- cleet à ladynamiquedesescourtsépi- sodespubliés dans les journaux,desti- nés à créer chez le lecteur une attente et l’envie d’acheter le prochain nu- méro. L’Inauguration des ruines paro- die ses titres de chapitres et entretient le même rapport distancié au réa- lisme. Mais, plutôt que de truffer son intrigue des rebondissements rocam- bolesques propres au genre, Jean-Noël Blanc préfère glisser des indices de cet écart,àtraverslesprénomsraresdesLe Briet, l’interminable vieillesse du fon- dateur de la dynastie ou les citations «piégées»de sesprétenduessources. Au fond, le propos de l’auteur n’est pas tant de raconter l’histoire d’une dynastiequed’établirlasupérioritéde la fiction sur le réel, et peut-être de la littérature sur l’architecture. Avec L’Inauguration des ruines, il fait sortir de terre la ville de Neaulieu, lui in- vente une histoire, des luttes sociales, un grand poète local… Des monu- ments, aussi, puisque chacun des Le Briet successifs se met en tête de don- nerà la ville son édifice phare, au point de ren- dre fous les architectes de la cité. Mais ces bâti- ments grandioses, on le découvrira,sont pro- mis à l’effondrement progressif ou à la des- tructionbrutale. D’où le titre du roman: inaugurer unédifice,c’estcélébrerdefuturesrui- nes, suggère Jean-Noël Blanc au fil de son ample roman-puzzle. De même que toute dynastieest vouée à s’étein- dre,ettoutempireindustrielàsedislo- querà plusoumoins longterme.Tout est voué à la finitude? Alors autant s’en amuser, semble dire l’auteur, et glissercetteaugustinienneleçondans une fresque malicieuse et ludique, menéeàfonddetrain,quiplielemon- deàsonbonvouloir.Etqui,elle,nedis- paraîtrapas.p 8 aLe feuilleton La phrase d’Hervé Guibert touche Eric Chevillard 10 aRencontre Graham Swift, le taiseux 2 3 aDossier Roman Académie Enquête Des masters de création littéraire lancés par l’université française. Eclairage Le creative writing aux Etats-Unis Entretien Hélène Merlin-Kajman C oup sur coup, dimanche 21avril, je me suis rendu aux deux rassemblements organisés au même moment, à Paris, de part et d’autre de la Seine, par les détracteurs et les partisans du «mariage pour tous». Ces deux manifestations s’opposaient point par point, y compris par l’allure et l’équipement. En marche vers les Invalides, le cortège de La Manif pour tous défilait bardé d’étendards en tous genres: drapeaux, banderoles et pancartes, tee-shirts roses ou bleus des militants et écharpes tricolores des élus. A la Bastille, la foule du «mariage pour tous» occupait la place sans trop bouger, et presque sans rien brandir. On apercevait bien quel- ques pancartes (celles de l’association Act Up ou du col- lectif Oui-oui-oui, notamment) mais, dans l’ensemble, ce qui s’imposait, c’était la mobilisation de femmes et d’hommes sans drapeaux ni bannières, qui tenaient simplement à être là. Par-delà la différence de moyens matériels entre les deux manifestations, ce dépouillement faisait sens. Dans la brève histoire qu’il propose de La Banderole (Autrement, 158p., 15 ¤), Philippe Artières montre com- ment cet objet politique vient toujours prolonger les corps. Dans les marches politiques comme dans les cor- tèges syndicaux, il s’agit de marquer physiquement le ralliement à une même cause. Raconter le destin de la banderole, ce «signe de chair», ce serait donc raconter la façon dont les corps tracent leur message au cœur de l’espace public. C’est aussi montrer comment, depuis les apaches «fin de siècle» jusqu’aux Femen contempo- raines, le corps lui-même est la première et la plus élé- mentaire des banderoles. A cette aune, leur rareté dans le rassemblement de la Bastille pouvait donc également signifier ceci: aujourd’hui, nous n’avons rien d’autre à brandir que nos corps. Nos corps comme signifiants mal- menés et révoltés. Nos corps en tant qu’ils inscrivent un espoir à même la rue. Nos corps qui forment silencieu- sement un simple mot, et plutôt deux fois qu’une: oui à l’amour, oui pour la vie.p 6 aHistoire d’un livre Saint Louis, de Jacques Le Goff 4 aLittérature francophone Violaine Schwartz, Yanick Lahens 7 aEssais Le centenaire de Paul Ricœur (1913-2005) 9 aPolar Mike Nicol, nouveau nom du roman noir sud-africain 5 aLittérature étrangère Enrique Serna, Carlene Bauer L’auteur se révèle en maître d’œuvre d’un monument aux fondations solides et aux finitions impeccables présente J.-B. Pontalis Marée basse marée haute « Marée basse, marée haute, cette alternance est à l’image de ma vie, de toute vie peut-être. La vie s’éloigne, mais elle revient. » « Dans chaque texte de ce recueil posthume, des tranches de vie se déroulent, cousues de ces mots rieurs et profonds dont J.-B. Pontalis a toujours eu le secret. » Marine Landrot, Télérama C. Hélie © Gallimard L’Inauguration des ruines, de Jean-Noël Blanc, Joëlle Losfeld, 424p., 22,90¤. SERGIO AQUINDO Cahier du « Monde » N˚ 21234 daté Vendredi 26 avril 2013 - Ne peut être vendu séparément Macha Séry S erait-ce la fin d’un tabou? Jusqu’ici égarés dans quelques cursus, les ateliers d’écriture font une percée à l’uni- versité. A la rentrée 2012, Toulouse-II-Le M irail et LeHavre ont lancé des formations diplômantes. Une troisième verra le jour en septembre à Paris-VIII- Saint-Denis. Inconcevable il y a encore une décennie, tant les pré- jugés étaient tenaces. Enseigner l’art d’écrire? Stupide! Le talent n’estpastransmissible,entendait- on.EnFrance,commel’amontréla sociologue Nathalie Heinich dans Etre écrivain. Création et identité (La Découverte, 2010), est consi- déré comme écrivain celui qui a la passiond’écrireou s’estdécouvert un don. En somme, une vocation, quand les Anglo-Saxons privilé- gient une vision plus profession- nelle. Aussi,pourquelacréationlitté- raireaitdroit decitéà l’université, «il a d’abord fallu y faire entrer la littérature contemporaine, puis combattre la conception romanti- quedesmusesinspiratrices»,expli- queLionelRuffel,maîtredeconfé- rences à Paris-VIII et codirecteur du futur master de création litté- raire avec Olivia Rosenthal, agré- gée de lettres, dramaturge et romancière (Que font les rennes après Noël?, Verticales, 2011). Lau- rence Mathey, professeur de littérature médiévale au Havre, avance une autre explication: «En France, on part du principe que les étudiants savent écrire, ce qui est faux, alors qu’aux Etats- Unis il y a des cours de rhétorique dans différentes disciplines pour apprendre, par exemple, à rédiger une thèse en histoire ou en géo- graphie.» L’éditeur et romancier Jean-MarieLaclavetine,quianime depuis le printemps dernier des ateliers d’écriture proposés au public par Gallimard, le reconnaît aussi: « Les Anglo-Saxons sont plus pragmatiques. Ils étudient les possibilités narratives et les diffi- cultés qu’elles soulèvent sous un angle pratique.» Silacréationlittéraireatanttar- dé à entrer à l’université,c’est aus- si parce qu’aux réticences de prin- cipes’estajoutéelarigiditédel’ins- titution : «On parle sans arrêt de tisser des liens entre le monde uni- versitaire et le monde profession- nel. Mais les universités sont pau- vreset leur cadre uploads/Litterature/ le-monde.pdf

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