« Soi-même comme un autre » : présupposés et significations du recours à la fic
« Soi-même comme un autre » : présupposés et significations du recours à la fiction biographique dans la littérature française contemporaine « Second âge d’or de la biographie » selon l’expression de D. Madelénat1, les vingt dernières années du XXe siècle mettent fin et renversent deux siècles d’hostilité à la biographie littéraire, qui avaient entraîné depuis le XIXe siècle le paisible genre de la vie, naturellement propre aux Belles Lettres, dans des combats territoriaux et des surenchères d’originalité, fictionalisantes ou théoriciennes. Le jeu de mots du titre de la collection de J.-B. Pontalis chez Gallimard, « L’un et l’autre », qui propose de donner « des vies, mais telles que la mémoire les invente, que l’imagination les recrée », et la résurrection de l’appellatif, encore archaïque il y a vingt ans, de vie (de préférence au pluriel) pour désormais recouvrir les formes biographoïdes des plus variées, allant de l’autofiction pure à la biographie conventionnelle en passant par le roman historique, viennent témoigner devant nos yeux d’une institutionnalisation éditoriale et universitaire rapide du genre de la « vie imaginaire2 » et de son invraisemblable extension générique. Autant la réactivation du genre de la vie dans des « biofictions » implique chez P. Quignard, P. Mertens, ou encore P. Michon, l’adoption d’une forme énonciative et chronologique restrictive et une activité lourde de transformation du genre, autant ce retour des vies est chez nombre d’autres écrivains un simple jeu sur les noms de catégorie : d’innombrables œuvres se 1 Voir l’étude de D. Madelénat, « 1918-1998 : deux âges d’or de la biographie ? », in La Biographie, modes et méthodes, Actes du deuxième colloque international G. de Pourtalès, réunis par R. Kopp, Paris, Champion, 2001, p. 89-104. 2 Identifié dans le champ critique à la toute fin des années 1980 (le numéro de la Revue des sciences humaines de 1991, intitulé « Le Biographique », où A. Buisine propose le néologisme de « biofiction », en est sans doute le moment fondateur), le genre de la « fiction biographique » fait l’objet d’une étude de D. Oster dans le supplément Universalia de l’Encyclopædia Universalis en 1992, qui met en regard l’œuvre de M. Schwob, de P. Quignard, de G. Macé et de P. Michon ; il apparaît ensuite dans les histoires littéraires (D. Viart, Le Roman français au XXe siècle, Paris, Hachette supérieur, coll. « Les fondamentaux », 1999, p. 136), puis dans les manuels scolaires, à l’occasion de la mise au programme, en 1981, de l’épreuve anticipée de français du baccalauréat d’une séquence intitulée « Le biographique ». cantonnent à un usage mercantile ou de connivence du genre, en s’affiliant parfois à la tradition romantique (la Vie d’Adrian Putney, poète de Pierre-Jean Rémy, 1973), le plus souvent à la contre-tradition schwobienne (les très récentes Morts imaginaires de M. Schneider3 font du récit des « brisures singulières et inimitables » – les morts d’écrivain selon les mots de M. Schwob dans la préface des Vies imaginaires – un modèle générique), mais aussi parfois à la néo-hagiographie (vies naïves de C. Bobin4, vies perverses de Cl. Louis-Combet5). Tel roman autobiographique s’intitulera alors Vies et morts d’Esther6 ou encore Mes Biographies7 ; telle monographie s’appellera Vies parallèles de Boris Vian8, Cinq Vies de Leni Riefenstahl9, Vies et morts de Jean Moulin : éléments d’une biographie10, etc. (et, évidemment, Marcel Schwob ou les vies imaginaires11) ; telle collection d’autobiographie fictive s’intitulera « Curriculum vitæ » (Aube / M. H. Littérature), tel essai « Biographie du Moine Ippen »12. 3 M. Schneider, Morts imaginaires, Paris, Grasset, 2003. M. Schneider avait déjà cherché un renouvellement du genre biographique avec sa biographie de Glenn Gloud, comme l’a montré D. Rabaté (D. Rabaté, « Ce qui n’a pas de témoin ? Les vies imaginaires dans l’écriture contemporaine », in Stratégies narratives 2, Le roman contemporain, sous la dir. de R. G. Pellegrini, Rome-Paris, Schena editore-Presses de l’université de la Sorbonne, 2002, p. 29-44). 4 C. Bobin, Le Très bas, Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1992, est une vie de saint François d’Assise. 5 Cl. Louis-Combet, Marinus et Marina, Paris, José Corti, 1979. 6 C. Axelrad, Vies et morts d’Esther, Paris, Gallimard, coll. « L’un et I’autre », 1995. 7 D. Habrekorn, Mes Biographies, Paris, La Différence, 2000. 8 N. Arnaud, Vies parallèles de Boris Vian, Paris, Ch. Bourgois, 1970 (N. Arnaud est également l’auteur d’un autre dispositif étrange : L’Agence Quenaud. La Vie de Jean Queval racontée par un témoin, roman. Plein Chant. 1987) ; dans le même genre, on a aussi les Vies posthumes de Boris Vian de Michel Fauré ou Les Vies multiples de Henri Mondor, etc. 9 I. Walk, Cinq Vies de Leni Riefenstahl, Paris, Taschen, 2000. Fait amusant, l’ouvrage qui propose cinq approches de la personnalité de la réalisatrice (la plongeuse sous-marine, etc.) comporte un chapitre intitulé « biographie » (qui est en fait une chronologie développée), comme si les cinq vies ne suffisaient ou relevaient d’un autre type de discours. 10 P. Péan, Vies et morts de Jean Moulin : éléments d’une biographie, Paris, Fayard, 1998. 11 S. Goudemare, Marcel Schwob ou les vies imaginaires, Paris, Le Cherche Midi, 2000. 12 C’est le titre d’une des méditations de Flottements d’Est en Ouest (Avant-Goût IV) de M. Butor. Comme le suggère D. Viart, l’ensemble des genres littéraires, de l’essai à la poésie, se trouve désormais investi par « une intention et une invention biographique13 » : le « biographique » désigne désormais souvent moins un espace conceptuel précis, que l’« éclatement14 » et la privatisation des genres canoniques, peu à peu contaminés par l’autofiction et la biofiction, au point que se brouillent parfois les distinctions entre récit homodiégétique (autobiographique) et hétérodiégétique (biographique), récit fictionnel et récit référentiel, « récits personnels » et vies littéraires, témoignages ou mémoires fictionnels – à la première personne – et récits biographiques, discours essayistes et récits fictionnels15. C’est cet usage extrêmement envahissant de l’appellatif « vie » dans des récits qui n’ont rien de spécifiquement biographiques et qui relèvent de cette supra-catégorie d’origine anglo-saxonne qu’est l’écriture de vie (life writing16), ainsi que la forme toute particulière d’intertextualité que révèle cette banalisation (parfois jusqu’à la caricature) de la vie en une simple étiquette générique dans la dernière décennie du XXe siècle que je voudrais ici comprendre dans l’histoire des idées. * * * 13 « Dis-moi qui te hante », Revue des sciences humaines, 263, « Paradoxes du biographique », 2001, vol. 3, passim. 14 Pour reprendre une idée débattue dans M. Dambre et M. Gosselin-Noat (éd.), L’Éclatement des genres au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne Nouvelle, 2001. 15 D. Viart parle alors de « fictions critiques » ou d’« essais-fiction » (« Les “ fictions critiques ” de Pierre Michon » in Pierre Michon, l’écriture absolue, textes rassemblés par A. Castiglione, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002, p. 219), catégorie qui s’applique peut-être mieux aux œuvres de G. Macé par exemple qu’à celles de P. Michon (« L’interprétation est un genre, la littérature un autre : ils ne doivent pas être menés de front. Stevenson (à moins que cela soit Borges ?) avait cette formule amusante : il disait que dans une œuvre de fiction, l’écrivain doit se garder de l’interprétation pour la même raison que dieu ne fait pas de théologie », écrit au demeurant l’auteur de Rimbaud le fils (Entretien avec Pierre Michon, Le Même et l’Autre, no 3, mai 1992, p. 54). 16 Champ si riche et segmenté qu’il nécessite désormais son propre dictionnaire : Life-writing, A glossary of terms in biography, autobiography and related forms (D. J. Winslow, University of Hawaii Press, 1980). Que signifie écrire ou lire un texte comme une vie (ou, au moins aussi souvent, comme des vies), au lieu de le penser comme une biographie ou comme un roman ? La première valeur de signification du recours au terme générique, du côté du discours « sérieux », c’est de modaliser le caractère assertif de la biographie, en attirant l’attention sur la modernité méthodologique du biographe, en invitant à voir les multiples dimensions d’une personnalité et la marge d’interprétation que se donne le biographe. Cet usage est patent dans la paralittérature biographique qui découvre enfin dans la vie une marque permettant d’assurer au lecteur tant la garantie référentielle nécessaire au succès en librairie (la masse des lecteurs de biographies étant manifestement attirés avec gourmandise par des realia leur faisant convoiter des « petits faits vrais » que ne saurait leur fournir la fiction) qu’un gage de rapidité et de densité que n’offre point l’érudite biographie. On trouverait sans doute dans l’histoire des idées et dans les évolutions de la méthode historiographique les raisons profondes d’un tel recours : tandis que le sujet fait sa réapparition dans la philosophie ou dans l’histoire de la littérature (et ce, malgré les lectures modernes du Contre Sainte-Beuve), les théoriciens de l’Histoire (M. de Certeau, P. Veyne, P. Ricœur, ou encore, A. Momigliano17) attirent l’attention sur la convergence des finalités herméneutiques du uploads/Litterature/ soi-meme-comme-un-autre-presupposes.pdf
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- Publié le Jan 15, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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