Anatomie et « mode d’emploi » d’un livre bilingue : Le mot sablier, de Dumitru
Anatomie et « mode d’emploi » d’un livre bilingue : Le mot sablier, de Dumitru Tsepeneag Chronique d’une double traversée : interlinguistique et interculturelle On a l’habitude, en Roumanie (ou, du moins, on l’avait jusque naguère) de dire, un peu par plaisanterie (mais aussi dans le sens « sérieux », suivant le contexte), que « tout Roumain sait parler français ». En fait, cet adage demi- plaisant était – dans son sens littéral – légitimé, jusqu’à un certain point, par un incontestable taux de francophonie passive, enregistrable dans les milieux éduqués, mais – dans son sens ironique – il sanctionnait le caractère tout à fait relatif et limité de cette « francophonie » . Pratiquement, « tout le monde » comprenait un peu le français – sufisemment pour lire des journaux et des livres, ou pour entretenir une conversation anodine – , mais peu nombreux étaient ceux qui maîtrisaient effectivement cette langue. Langue romane – donc apparentée au roumain –, et depuis longtemps – depuis les premières décennies du XIXe siècle – familière à la plupart des Roumains instruits, la langue française n’a pas été entourée d’un « mythe » de la difficulté de son apprentissage (comme ce fut le cas pour l’anglais, par exemple, dont l’apprentissage massif s’amorça il y a une quarantaine d’années). Cela étant, le contact avec la langue française restait, pour beaucoup, sous le signe de l’approximation, situation encouragée par la tolérance générale. Le français – disait-on – , pas besoin de l’apprendre à fond ; de toute façon, il est facile… Et c’est pour cela, justement, que ceux qui, des rangs de ces francophones approximatifs, se sont vu, poussés par les circonstances (par exemple en tant qu’émigrés ou exilés en France ou en d’autres pays effectivement francophones, etc.), en situation de faire du français leur langue d’expression effective et quotidienne, se sont retrouvés assignés à des eforts nullement négligeables. La langue réputée facile, et qu’ils croyaient connaître passablement, était en fait bien plus difficile à maîtriser qu’ils n’auraient pu le soupçonner ! L ’expérience fut d’autant plus éprouvante pour les écrivains roumains qui ont envisagé d’adopter comme véhicule de leur création littéraire la langue de Molière (laquelle est aussi celle de Flaubert, Proust, Céline, Queneau !). Certains d’entre eux ne se sont même pas enhardis à faire le pas de la « migration » linguistique. D’autres, peu nombreux, ont osé le faire. Avec succès, dans certains cas. Je ne prends pas en compte, en disant cela, les auteurs qui – tels Hélène Vacaresco ou Eugène Ionesco – ont vécu, dans diverses circonstances, dès leur enfance l’expérience du bilinguisme. Je pense aux auteurs qui, adultes, et déjà écrivains roumains, ont choisi d’écrire en français, ont « appris » et ont réussi de le faire. Le cas le plus notoire est certainement celui de Cioran, philosophe, certes, ou « maître à penser » (malgré lui), mais en premier lieu, et surtout, grand écrivain français, styliste très admiré. Le cas de Dumitru Tsepeneag relève, « techniquement », de la même catégorie que celui de Cioran (malgré les immenses différences, sous différents rapports, entre les deux auteurs). On sait très bien que, dans la recherche littéraire, le recours à la biographie des écrivains a enregistré des flux et des reflux, suivant la « mode » de l’époque. Succéssivement surestimée ou ignorée, la biographie des auteurs reste incontournable quand elle a trait directement et intimément avec leur écriture. Alors, il convient de rappeler, en deux mots, les circonstances dans lesquelles Dumitru Tsepeneag ( né en 1937, à Bucarest) est devenu écrivain français. Affirmé, en 1965-1972, comme jeune écrivain novateur dans son pays natal, la Roumanie, où il était l’un des leaders d’un groupe littéraire – le « groupe onirique » – néo-avantgardiste et rebelle par rapport à l’esthétique du « réalisme-socialiste » prônée par les autorités culturelles de l’État totalitaire, il se montrait, en même temps, actif en matière de prises de position contre la politique répressive générale du régime soi-disant « socialiste ». Cela gênait les autorités roumaines, aussi allait-il se retrouver pratiquement expulsé de son pays. En effet, en 1975, alors qu’il séjournait depuis un certain temps à Paris – mais sans l’intention de s’y fixer définitivement : Dumitru Tsepeneag entendait circuler librement, sans pour cela abandonner sa patrie, où il envisageait de rester actif sur le plan littéraire et civique – l’écrivain fut privé de la nationalité roumaine et de son passeport. Il n’allait plus pouvoir revenir en Roumanie jusqu’à la chûte du régime communiste de Nicolae Ceauşescu, en décembre 1989. Obligé à rester en France, Dumitru Tsepeneag ne s’y sentait pas, il est vrai, totalement dépaysé. Il y avait déjà séjourné, longuement, et à plusieurs reprises, il y avait publié deux livres, il y fréquentait les milieux littéraires. Il connaissait assez bien la langue française – comme… tout roumain instruit, et même mieux que cela – et il faut noter qu’il avait traduit en roumain des livres tels que Les Gommes et Dans le labyrinthe de Alain Robbe-Grillet, ou Graal-Flibuste de Robert Pinget. En France, il continua d’écrire et de publier, mais il écrivait en roumain, ses livres étant publiés en traduction. Puis, il commença à écrire en français. Pas tout d’un coup, ou, pour être plus précis, pas directement et exclusivement, mais progressivement. Et cela, il l’a fait non pas dans le secret de son « laboratoire de création », mais, pour ainsi dire, à rideau levé, devant le public, pas dans les coulises. En donnant le très singulier livre qui est Le mot sablier, livre proprement bilingue, dont le texte démarre en roumain et finit en français, après que, au fil des pages, les deux langues se soient alternées ou mélangées dans différentes proportions. Le Mot sablier est une œuvre-document, une chronique- démonstration du passage d’une langue à l’autre. C’est un texte qui illustre sa propre référence, un récit dont le thème principal – ou le sujet « véritable » – est sa propre production. Et qui rend compte de ce « thème »-là non pas en le racontant, ni en l’ « expliquant » , mais en le produisant, ostensiblement, au niveau de l’intimité de l’écriture. Il est vrai que l’auteur feint, plus d’une fois, de « raconter » et d’ « expliquer » ce qu’il est en train de faire en écrivant, mais ces démarches sont pratiquées avec une distanciation sournoise et une ironie implicite, ce pourquoi il convient de les considérer avec toute la prudence nécessaire, et non pas comme des « témoignages » ou des commentaires fiables à cent pour cent. Ainsi, Le mot sablier est, en premier lieu, un texte traitant de sa propre écriture, un texte auto-spéculaire. Cela n’est point extraordinaire : despuis les fameux tomes gidiens Les Faux-monnayeurs et Paludes (pour ne plus parler de maints antécédents, plus ou moins embryonnaires, et parfois étonnamment modernes voir « post-modernes »), les livres de ce genre ont peuplé dans une mesure assez substantielle la littérature, enregistrant une véritable flambée sous le signe du postmodernisme ostentatif et du « textualisme » militant. Ce qui est effectivement exceptionnel dans Le mot sablier , c’est, justement, son caractère de « sablier » bilingue. C’est un livre « à cheval sur deux langues », comme l’était son auteur au moment où il l’écrivait. Le texte de ce micro-roman – lequel pourrait tout aussi bien être catalogué comme essai ou comme une version « soignée » et « mise en scène » d’un journal de création, dont le texte devient son propre métatexte – démarre, je l’ai déjà dit, en roumain. Le narrateur ( ou le locuteur, ou, mieux dit, le scripteur, qui s’exprime à la Ire personne et se présente implicitement comme étant l’auteur « réel » du livre, l’écrivain roumain Dumitru Tsepeneag exilé en France et y publiant ses livres en français, en traduction, dans les versions dues à Alain Paruit) s’adresse directement au lecteur, en glosant au sujet de sa décision d’écrire désormais ses livres en français. Il énonce certaines confesssions et commentaires visant sa situation linguistique et littéraire, la décison qu’il vient de prendre, ainsi que les difficultés et les problèmes qui en découlent. D’entrée de jeu, le scripteur opine que son accès à l’ écriture littéraire en français ne pourrait avoir lieu « qu’au prix d’encore un texte écrit en roumain ». Ce texte- là – qui est, on le comprend, celui-ci même que nous avons devant nous – servira à exorciser, à purger les fantasmes secrets et indélébiles de l’auteur, fantasmes qui tirent leurs origines sans doute de ses souvenirs d’enfance (souvenirs de Roumain roumanophone, donc) ou de ses projections oniriques, et qui peuplent son imaginaire et, partant, son écriture littéraire : « aussi dois-je continuer pour le moment à écrire en roumain pour me débarraser enfin de tout ce ballast fantasmatique : car qui me garantit si j’écris en français que je ne me retrouverai pas hanté par tous ces spectres comme cela m’est d’ailleurs arrivé avec quelques textes brefs et dans ce cas je n’écris pas uploads/Litterature/ le-mot-sablier.pdf
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- Publié le Mar 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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