Le parti de la cuisinière… Poe au foyer du conte ÉRIC LYSØE Dans ses Mythes sur
Le parti de la cuisinière… Poe au foyer du conte ÉRIC LYSØE Dans ses Mythes sur l’origine du feu, James G. Frazer montre à quel point le monde féminin se trouve lié à l’élément igné. Nombre de légendes lui offrent à ce propos des arguments irréfutables, comme celles-ci, répandue dans une lointaine tribu australienne : Les hommes n’avaient pas de feu et ne savaient pas en faire, mais les femmes le savaient. Tandis que les hommes étaient partis chasser dans la brousse, les femmes firent cuire leur nourriture et la mangèrent toute seules. Juste comme elle finissaient leur repas, elles virent de loin revenir les hommes. […] Elles ramassèrent hâtivement les cendres qui étaient encore allumées et les dissimulèrent dans leur vulve pour que les hommes ne pussent les voir1. L’histoire est exemplaire en ce qu’elle fait du feu un symbole sexuel et qu’elle définit – quoique sur un mode ironique – le bon usage qu’en doivent faire les femmes. Si la flamme est associée aux parties génitales, c’est évidemment parce le mouvement du coït est identifié au frottement des briquets primitifs. Mais la légende en dit plus sur la question, puisqu’elle ajoute que l’élément igné était à l’origine propriété exclusive des femmes. Si – comme toutes les traditions tendent à le démontrer –, le feu est bien Agni et donc éminemment phallique, ce trait ne peut se comprendre que par le truchement des principes lacaniens de l’être et de l’avoir. Il établit que le père confie le signifiant-phallus à la mère pour qu’elle en conserve l’intégrité et le transmette au fils, conformément aux règles de la société patriarcales. C’est ce principe qui s’incarne évidemment dans la figure d’Hestia et que Lacan étudie dans un leçon fameuse, fondée toute entière sur l’un des textes les plus illustres de Poe, « Le séminaire sur “La Lettre volée” ». Ce que le psychanalyste ne souligne pas assez toutefois est que la fameuse missive abandonnée au regard de (presque) tous et, de ce fait invisible, s’inscrit dans une connexion étroite avec le foyer. Baudelaire, dans la description qu’il établit à ce propos, a interprété plus qu’il n’a rendu le texte de Poe. Il place la lettre dans un porte-carte suspendu à un bouton de cuivre, « au-dessus du manteau de la cheminée »2, là où le texte américain dit : « just beneath the middle of the mantel-piece »3 : exactement sous le milieu du manteau de la cheminée – dans une position centrale donc qui place donc la lettre volée – ou plus exactement la lettre 1. Myths of the Origin of Fire, London, Macmillan, 1930 ; Mythes sur l’origine du feu, trad. Michel Drucker, Paris, Payot, 1969, p. 31 2. Edgar Allan Poe, Contes, essais, poèmes, édition de Claude Richard et Jean- Marie Maguin, Paris, Laffont, 1989, p. 832. Tous les emprunts aux traductions de Baudelaire proviendront de cette édition dont on abrégera ci-après le titre en CEP. 3. The Complete Works of Edgar Allan Poe, t. III, Tales and Sketches, édition de Thomas Ollive Mabott, p. 990-991. Toutes les emprunts aux contes de Poe proviendront de cette édition dont on abrègera ci-après le titre en CW. Table des matières 3 « détournée » [purloined] – à l’endroit précis du foyer. Ce détail, Lacan n’en a manifestement cure, lui qui déclare : La question de savoir si [Dupin] saisit [l’objet] sur le manteau comme Baudelaire le traduit, ou sous le manteau de la cheminée comme comme le porte le texte original, peut être abandonné sans dommage aux inférences de la cuisine4. Une note perfide ajoute : « et même de la cuisinière »5, faisant par ce biais référence tacite à Marie Bonaparte qui, dans son étude analytique de la vie et de l’œuvre d’Edgar Poe, s’attarde précisément à ce détail6. N’en déplaise aux lacaniens qui pourraient parcourir ce volume, les lignes qui suivent entendent prendre le parti de la cuisinière, et ce pour deux raisons : d’une part, parce que le texte de Poe attire manifestement l’attention sur la place de ce signifiant symbolique dans le voisinage immédiat du foyer ; et d’autre part, parce que l’ensemble de l’oeuvre conduit à interroger plus avant le rôle que le féminin joue dans l’affaire. Car la lettre n’est pas le seul objet que Poe place de la sorte au beau milieu d’une cheminée. La première enquête de Dupin, « The Murders in the Rue Morgue » [« Double Assassinat dans la rue Morgue »], substitue à la lettre un corps de femme : celui de Mlle L’Espanaye, enfoncé la tête en bas dans la cheminée, pendu à l’envers, dirait-on. Comme telle, la première de toutes les victimes des mystères de chambre close fait lugubrement écho à la malheureuse épouse du narrateur qui, dans « The Black Cat » [« Le Chat noir »], se trouve elle aussi murée dans le conduit d’une cheminée… Le fait de cloîtrer un être voué au culte du feu n’a en soi rien d’extraordinaire : ainsi étaient punies les vestales qui avaient manqué à leur vœu de chasteté. Mais c’était alors pour être placées non point directement dans le foyer, mais dans un tombeau souterrain. Pourquoi enfermer la femme, la fille, dans une cheminée, dans ce qui précisément matérialise le corps de la mère, comme dans une sorte de clôture tautologique, là ou on attendrait plus logiquement le phallus ? Parce que la femme a 4. Écrits, tome I, Paris, Seuil, Point, 1970, p. 47. 5. Ibid. 6. Edgar Poe. Sa vie, son œuvre. Étude analytique, Paris, P.U.F., 1958, p. 581. précisément péché contre le masculin et qu’elle doit être renvoyée à une sorte de néant emblématique ? Le message que semble véhiculer « La Lettre volée » n’a rien à voir avec un tel anathème. Il renvoie bien plutôt à l’impossible clôture de l’œuvre. Telle est en tout cas la conjonction formelle qu’on se propose d’examiner ici et qui fait de tout récit la projection d’un feu intérieur dont la condition d’existence implique qu’il déborde des aîtres mêmes du foyer qui l’a engendré. Et afin de faire vite, on se contentera, dans cette perspective, de passer successivement en revue quatre contes comme autant de variations autour d’un complexe unique associant la femme, la cheminée et le texte : « The Black Cat » qui, pour paraître le 19 août 1843, fait le lien entre entre « The Murders in the Rue Morgue » d’avril 1841 et « The Purloined Letter », publiée à la fin de l’automne 1844, et trouve ainsi un curieux écho dans une autre histoire exemplaire : « The Gold- Bug » [« Le Scarabée d’or »], paru, lui, en juin 1843. « The Black Cat » ou les dangers du rayonnement Ce qu’on peut dire d’emblée du « Chat noir » est qu’il est centré sur le foyer entendu comme cellule génératrice réunissant ces deux contraires que sont la féminité matricielle et la jaculation phallique. Au début de l’histoire, le narrateur vit dans un monde confusionnel où les animaux et les êtres cohabitent sans qu’aucune frontière en apparence ne les sépare : From my infancy I was noted for the docility and humanity of my disposition. […] I was especially fond of animals, and was indulged by my parents with a great variety of pets. With these I spent most of my time, and never was so happy as when feeding and caressing them. This peculiar of character grew with my growth7… 7. CW, t. III, p. 850. Trad. de Baudelaire : « Dès mon enfance, j'étais noté pour la docilité et l'humanité de mon caractère.[…] J'étais particulièrement fou des animaux, et mes parents m'avaient permis de posséder une grande variété de favoris. Je passais presque tout mon temps avec eux, et je n'étais jamais si heureux que quand je les nourrissais et les caressais. Cette particularité de mon caractère s'accrut avec ma croissance » (CEP, p. 693). Table des matières 5 Dans cet univers irénique, il n’existe pas de limite entre les sexes. Quoi que marié, le narrateur ne semble pas encore avoir fait l’expérience de l’Autre : I married early, and was happy to find in my wife a disposition not uncongenial with my own. Observing my partiality for domestic pets, she lost no opportunity of procuring those of the most agreeable kind. We had birds, gold fish, a fine dog, rabbits, a small monkey, and a cat8. Promu au rang de favori, le dernier représentant de cette ménagerie ne se distingue en rien de son maître. Celui-ci, comme il le ferait pour lui-même, utilise d’ailleurs à propos de la bête des pronoms et adjectifs possessifs masculins. Pluton est visiblement un He-cat. Un beau jour cependant, dans un accès de démence, son maître lui fait sauter l’un des deux yeux d’un coup de couteau. Le spectacle de l’orbite vide devient alors insoutenable. C’est un Evil Eye – un mauvais œil, mais aussi un mauvais Moi, un mauvais I, une personnalité marquée par le creux en lieu du plein et, comme telle, uploads/Litterature/ le-parti-de-la-cuisiniere-poe-au-foyer-du-conte-par-eric-lysoee.pdf
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- Publié le Jui 20, 2021
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