Le romantisme français et le romantisme roumain : Nerval et Eminescu La présenc

Le romantisme français et le romantisme roumain : Nerval et Eminescu La présence de la littérature française dans l’espace culturel roumain est un thème extrêmement vaste, riche et complexe. Il faut dire que pour la France le XIXe siècle a été un « grand siècle ». Pour la Roumanie aussi car ce fut le début de la modernité et du progrès. Dans toute l’Europe d’ailleurs, il est bien connu que l’horizon littéraire s’élargit au XIXe siècle et c’est toujours le XIXe siècle. La « littérature européenne » et la « littérature universelle » sont des concepts apparus au XIXe siècle, dans le sillage de Goethe et de Mme de Staël, qui, les premiers, considéreront les littératures de différents espaces culturels ou géographiques dans leurs rapports d’interdépendance. Dans cet ensemble, tout un jeu d’influences et d’échanges se développe et pour en saisir correctement la logique on doit tenir compte des spécificités et des décalages entre les pays et entre les espaces culturels. C’est notamment le cas de la Roumanie, où le romantisme se développe surtout autour de l’année 1848, sous l’influence de l’élan révolutionnaire, alors qu’à ce moment-là il est depuis longtemps dépassé en France et dans d’autres parties de l’Europe. La constitution de la littérature roumaine moderne se place – selon de nombreux auteurs – exclusivement sous le signe de l’influence française. L’apogée de la pénétration des éléments français en Roumanie (1830-1870) coïncide avec la formation d’une véritable gallomanie dans la société roumaine. C’est une conséquence de la pénétration des éléments français dans presque tous les domaines de la vie sociale et intellectuelle des Roumains : littérature, arts, sciences, médecine, droit. Les événements politiques de la France, surtout la révolution de 1848, ont eu un écho retentissant pour les Roumains. Les gens de lettres trouvent leurs sources presque exclusivement dans l’espace français avec lequel ils entrent en contact de différentes façons. Les oeuvres littéraires françaises, romantiques surtout, circulent intensément dans l’espace roumain, soit en version originale, soit sous forme de traductions, imitations, adaptations auxquelles s’essaient presque tous les écrivains roumains de l’époque. Les textes de Hugo, Musset, Lamartine, Vigny, Mérimée sont des lectures courantes pour le public roumain cultivé, pour les écrivains surtout qui, d’une manière plus ou moins consciente, en sont influencés. Les romantiques forment une communauté : d’esprit(s), de destinées, de textes. La littérature romantique pourrait être lue en totalité comme une vaste oeuvre écrite par un seul artiste ; les différences de ton, de couleur, d’intensité seraient dues au fait que ce créateur unique se déplace d’un pays à l’autre ou traverse différentes étapes. L’exemple qui nous intéresse engage deux poètes qui, chacun dans son propre contexte, ont déclenché des controverses tumultueuses, ainsi qu’une vaste exégèse : Gérard de Nerval et le poète roumain Mihai Eminescu. La présente étude se propose, par l’intermédiaire de l’exemple choisi, de compléter avecune nouvelle hypostase l’image de la relation entre les romantismes français et roumain. Ce qui nous intéresse avant tout c’est de projeter la comparaison en question sur la toile de fond d’une époque, d’une ambiance culturelle ou, plus exactement, d’une mentalité. Un paradoxe apparent des études d'éminescologie, sur le terrain roumain, est le suivant : alors que leur nombre augmente, la nécessité de nouvelles lectures, interprétations, exégèses se fait sentir avec acuité. On a maintes fois affirmé que, malgré une bibliographie d'Eminescu très vaste, on est loin d'avoir épuisé le sujet. Même si bien des questions suscitées par l'univers éminescien n'ont pas encore reçu de réponse, on est au moins près d'accomplir un vœu formulé naguère par le critique roumain Mihail Dragomirescu : nous avons maintenant « un Eminescu lu et relu, un Eminescu approfondi », un Eminescu devenu « le livre de chevet » de la critique roumaine5. Sur le terrain français, Gérard de Nerval se trouve dans une situation similaire. Mal comprise en son temps, comme on le sait, quasi ignorée pendant un demi-siècle après la mort de son auteur, l'œuvre nervalienne a fini par être reconnue comme moment avant-coureur du caractère novateur de leurs propres entreprises par Proust et par les surréalistes, pour devenir, à un moment donné, mode et lieu de prédilection des approches les plus diverses du phénomène littéraire, de la psychocritique à la sémiotique. En méditant sur le destin posthume de Nerval, nous viennent à l'esprit les questions désarmantes, mais pourtant inévitables, que le même Mihail Dragomirescu se posait à propos d'Eminescu : « Comment se fait-il - c'est la question - qu'un si grand poète ait été si peu apprécié en son temps et que nous ayons à peine maintenant la révélation de voir en lui un grand poète ? 6 ». Donc, destin similaire, posthume ou non, type de réception critique similaire - voilà une première raison (évidemment pas la seule) pour entrevoir une relation possible entre Eminescu et Nerval. Il existe dans l'exégèse éminescienne un domaine fertile, pas encore épuisé - celui du comparatisme, un comparatisme renouvelé par l'interférence avec les domaines connexes de l'intertextualité, l'esthétique de la réception et l'histoire des mentalités. On n'a pas encore tiré toutes les conclusions sur la manière dont Eminescu puisait à la culture de son époque. Dans ces conditions, le moindre détail, apparemment sans importance, chaque nuance perceptible dans les méandres de l'œuvre ou sur un coin de manuscrit peuvent acquérir une signification particulière en éclairant une nouvelle facette. De ce point de vue, la relation Eminescu-Nerval nous apparaît comme un intertexte possible. En l'absence de preuves certaines7 de la connaissance de l'œuvre nervalienne par Eminescu, on ne peut pas parler d'influence. Le type de relation instituée entre les deux poètes est, comme on le verra, un phénomène de parallélisme ou de concordance, explicable par le ralliement des deux auteurs au même moment littéraire - un romantisme polymorphe, contaminé d'éléments classiques et porteur d'une modernité certaine - ralliement qui se justifie par des structures psychiques semblables, un tempérament similaire comme par d'autres facteurs perceptibles grâce au face-à-face des textes. Les rapprochements entre Eminescu et Gérard de Nerval dans l'exégèse éminescienne sont plutôt rares, alors que, selon nous, les raisons qui les justifieraient ne manquent pas. La situation est d'autant plus surprenante que l'œuvre d'Eminescu a été souvent rapportée à la création des romantiques français : Lamartine, Musset, Hugo, Gautier. On a fait de même des tentatives plus ou moins convaincantes pour rattacher Eminescu à la modernité, surtout par l'intermédiaire de la génération contemporaine au poète : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme. Une explication pourrait être fournie par le fait que Nerval lui-même a été longtemps un domaine réservé à quelques initiés, son œuvre étant, en Roumanie, beaucoup moins connue que celle des autres romantiques cités et les traductions des principaux textes nervaliens beaucoup plus récentes8.. Sur le terrain roumain le premier qui ait proposé le rapprochement proprement dit fut le comparatiste Nicolas I. Popa12 dans une étude qui l'a d'ailleurs consacré : Le Sentiment de la mort chez Gérard de Nerval, Paris, Gamber, 1925. Bien que N. I. Popa ne fasse que signaler l'analogie possible Eminescu- Nerval, dans une note ample de l'étude, le texte possède une véritable valeur programmatique puisqu'il atteint les points essentiels de l'intertexte qui nous intéresse. N. I. Popa reprend l'idée du parallélisme Eminescu-Nerval, en la développant, dans l'étude « Eminescu et le romantisme français13 ». Outre quelques rapprochements épisodiques entre les deux poètes, on ne peut citer que l'étude de Michel Wattremez, «Mihai Eminescu et Gérard de Nerval. Etude comparative », Caietele Mihai Eminescu VI, 1985, qui n'envisage pas le problème dans son ensemble. Pour notre part14, nous considérons que ce rapprochement se justifie par de nombreuses raisons qui doivent être cherchées au niveau de l'oeuvre entière, du texte proprement dit ainsi que dans les zones qui l'entourent et l'expliquent : la production, d’une part et la réception, de l’autre, appelons-les avant-texte et après-texte. Tâchons de mentionner les plus importantes : Dans l'avant-texte : - Destin semblable, explicable entre autres par une structure psychique semblable : présence de certains complexes, existence bohème, position similaire face à l'acte de création et surtout trajectoire qui s'achève chez les deux dans les ténèbres de la maladie mentale. - Formation intellectuelle et culturelle inscrite sur le même type de coordonnées ce qui s'explique par le fait qu'ils se nourrissent aux mêmes sources et qu'ils orientent leur intérêt vers les véritables nœuds de la culture universelle : le romantisme allemand, la pensée orientale, le classicisme gréco- latin, les doctrines ésotériques, la kabbale, l'alchimie, l'arithmosophie d'essence néopythagoricienne. En général, on peut constater, dans les deux cas, le même type d'affinités mises en évidence séparément par leurs exégètes : avec Goethe, Dante, Swedenborg, Rousseau, Hoffmann, Novalis, Jean Paul Richter, etc. - Cette intertextualité commune se double d'une série de préoccupations communes qui, pour une grande part, procèdent du programme romantique : les deux traduisent (en français / roumain) des textes importants des romantiques allemands, manifestent de l'intérêt pour le folklore, l'histoire et la tradition littéraire nationales, le goût des livres rares et des documents anciens, s'impliquent dans l'actualité par l'activité journalistique uploads/Litterature/ le-romantisme-francais-et-le-romantisme-roumain 1 .pdf

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