LE SILENCEMENT DU MONDE Paysages sonores au haut Moyen Âge et nouvelle culture
LE SILENCEMENT DU MONDE Paysages sonores au haut Moyen Âge et nouvelle culture aurale Nira Pancer Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales » 2017/3 72e année | pages 659 à 699 ISSN 0395-2649 ISBN 9782713227059 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-annales-2017-3-page-659.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Encore pourras-tu ajouter à ce concert la muse pastorale de la flûte à sept trous que tourmentent souvent, dans les contours nocturnes, les Tityres de nos montagnes oublieux du sommeil, au milieu de leurs troupeaux porteurs de cloches, dont les mugissements se répondent à travers les pacages où ils paissent. Et pourtant, ces harmonies variées des voix et des instruments se mettront à ton service pour te faire goûter un sommeil plus profond 1. En ces termes charmants, où se mêlent sonorités pastorales et mythologie grecque, l’évêque d’Arverna (Clermont-Ferrand) Sidoine Apollinaire (430-486) vante au destinataire de sa lettre les agréments de la vie loin de Rome. Ces sons que l’on peut entendre à Avitacum (en Auvergne), une terre qui lui vient de sa femme, parti- cipent de l’enchantement des sens, plus particulièrement de l’ouïe, que lui procure la vie à la campagne. Ce passage laisse deviner tout le bonheur qu’il ressent en se remémorant ces tonalités familières gravées dans sa mémoire auditive.En quelques 1 - SIDOINE APOLLINAIRE, Lettres, éd. et trad. par A. Loyen, Paris, Les Belles Lettres, 1970, II, 2, 14, p. 50. 659 Annales HSS, 72-3, 2017, p. 659-699, 10.1017/S0395264918000033 © Éditions de l’Ehess Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 190.101.185.183 - 03/04/2020 23:42 - © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 190.101.185.183 - 03/04/2020 23:42 - © Éditions de l'EHESS N I R A P A N C E R mots choisis pour leur puissance évocatrice, Sidoine Apollinaire fait renaître un riche paysage où se répondent en écho le chant des oiseaux, le craillement des corbeaux et la cymbalisation des cigales, le bruissement des feuillages, les beugle- ments du bétail et le tintinnabulement des clochettes, la profondeur du silence de la nuit et le souffle de la flûte. Mais ces sonorités d’une paisible campagne ne sont pas les seuls dont Sidoine Apollinaire se souvient. À la mélodie rurale il oppose le capharnaüm de la ville, avec ses bruits éprouvants pour les nerfs : le vacarme de Rome et de Byzance 2, ou bien celui, insupportable, que font les vieilles femmes querelleuses, buveuses et dégoûtantes du pays des Goths 3. Bien sûr, la restitution des différents environnements sonores auxquels ses oreilles aristocratiques ont été soumises relève autant de sa mémoire auditive que de sa culture romaine. On reconnaît sans peine le thème de la nature policée et aimable, le locus amoenus, un topos de la poésie latine depuis Lucrèce 4. En ce sens, Sidoine Apollinaire est bien l’évêque le plus païen de la romanité tardive 5. Il est aussi le dernier poète à avoir su parler du paysage et de ses sonorités sans se préoccuper de l’aspect moral de sa littérature 6. Un siècle plus tard, l’évêque Venance Fortunat (530-609), fraîchement débar- qué d’Italie pour s’installer en Gaule, dresse lui aussi une oreille attentive : L’abeille, pour construire ses rayons, abandonne désormais sa ruche, et, bourdonnante, arrache aux fleurs le miel avec ses pattes. L’oiseau se remet à chanter : engourdi par le froid de l’hiver, il avait perdu l’inspiration et était devenu muet. Maintenant Philomèle accorde son registre sur ses flûtes et la brise portant le chant devient plus mélodieuse. Voici que le charme du monde qui revient à la vie atteste que tous les biens lui sont rendus avec son Seigneur. En effet, c’est le Christ triomphant après avoir connu le sombre Tartare que, de toutes parts, célèbre le bois par ses frondaisons, l’herbe par ses fleurs […]. Ainsi la forêt 2 - Ibid., VII, 17, p. 124. Voir aussi les témoignages sonores de CLAUDIUS RUTILIUS NAMATIANUS, Sur son retour, éd. et trad. par É. Wolff, Paris, Les Belles Lettres, 2007, I, 200-205, et de AMMIANUS MARCELLINUS, Ammien Marcellin, Jornandès, Frontin (Les stra- tagèmes), Végèce, Modestus, éd. dir. par M. Nisard, Paris, Firmin Didot, 1860, XVIII, 4, 29. 3 - SIDOINE APOLLINAIRE, Lettres, VIII, 3, p. 127. 4 - François PLOTON-NICOLLET, « Entre éloge de la nature et récriture précieuse : le carmen III de Mérobaude », in B. GOLDLUST et F . PLOTON-NICOLLET (dir.), Le païen, le chrétien, le profane. Recherches sur l’Antiquité tardive, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009, p. 43-63, ici p. 57. 5 - Françoise PRÉVOT, « Sidoine Apollinaire et l’Auvergne », in B. FIZELLIER-SAUGET (dir.), L’Auvergne de Sidoine Apollinaire à Grégoire de Tours. Histoire et archéologie, Clermont- Ferrand, Institut d’études du Massif central/Association française d’archéologie méro- vingienne/Service régional de l’archéologie d’Auvergne, 1999, p. 63-80. 6 - Denis HENRY et B. WALKER, « Review Man in an Artificial Landscape: The Marvels of Civilization in Imperial Roman Literature, by Zoja Pavlovskis », Classical Philology, 72- 4, 1977, p. 365-367. Sur les rapports de Sidoine Apollinaire à la culture païenne, voir Lucie DESBROSSES, « L’Ancien monde chez Sidoine Apollinaire. Prégnance et signi- fication du modèle païen », in S. RATTI (dir.), Une Antiquité tardive noire ou heureuse ?, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2015, p. 209-226. 660 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 190.101.185.183 - 03/04/2020 23:42 - © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 190.101.185.183 - 03/04/2020 23:42 - © Éditions de l'EHESS H I S T O I R E D U S I L E N C E Vous applaudit de ses palmes, ainsi le champ de ses épis, ainsi la vigne Vous rend grâce par ses sarments silencieux. Si maintenant les buissons retentissent du bruissement des oiseaux, c’est au milieu d’eux, qu’humble passereau, je veux lancer mon chant d’amour 7. Fortunat nous offre dans cet extrait un véritable enchantement des oreilles, chatouillées par les mélodies aux harmonies chaleureuses de la nature sauvage et domestiquée. Certes, sa littérature ne saurait être prise au pied de la lettre, et les sons qu’elle évoque sont un savant amalgame entre élégie virgilienne et natura- lisme biblique 8. Grand observateur et « écouteur » de la nature 9, dont il ne manque pas, à l’occasion, de distiller les sons dans ses lettres et poèmes, le poète élégiaque, « chantre chrétien de la nature 10 », a lui aussi accumulé les expériences auditives au cours des longs trajets effectués sur les routes de Gaule. Par la richesse de son répertoire acoustique et sa référence à Philomèle, sa description ne manque pas de rappeler celle de son homologue auvergnat. Pourtant, une oreille attentive saurait reconnaître qu’un monde les sépare. Chez Sidoine Apollinaire, les beuglements, coassements, croassements et autres manifestations des habitants de la campagne n’ont aucune valeur herméneutique ; c’est leur nature que d’émettre ces cris pour bercer le repos du maître de maison. Chez Fortunat, « humble passereau » de Dieu, il ne s’agit plus d’évoquer les sons de la nature pour le seul plaisir qu’ils procurent. Les créatures qui les émettent, y compris humaines, sont désormais marquées par le labeur de Dieu. Ce n’est plus le sommeil de l’homme qu’ils viennent bercer mais « le Christ triomphant » à son retour de l’enfer qu’ils chantent à l’unisson. Pour l’historien du sonore, ces témoignages sont précieux à double titre, non seulement parce que, à leur manière, ils l’immergent dans l’univers acoustique de la campagne du Ve et du VIe siècle uploads/Litterature/ le-silencement-du-monde.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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