1423-1432 Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France

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L’absolu, c’était, « au creux néant musicien » , une poésie enfin déliée (ab-soluta), délivrée peut-être, de tous les sujets qui la remplissaient habituellement. Pour accéder à cet espace pur, irrespirable, où « rien n’aura[it] lieu que le lieu », le poète devait dépouiller tout le vieil homme. Mallarmé n’était pas dupe de son utopie, de ce « leurre » peut-être, à savoir « cette cime menaçante d’absolu [...] : au-delà et que personne ne semble devoir atteindre » . [2] [3] [4] [5] 2 Pareille exigence imposait la rareté de la production. Dès son temps, ce fut le point qui cristallisa les haines. Ainsi Max Nordau, le seul pamphlétaire auquel Mallarmé a nommément répondu dans son œuvre , le raillait dans son Dégénérescence, qui fit du bruit quand il parut en 1892. Il comparait ce « grand poète “né malheureusement sans mains” », disait-il, aux sorciers du Sénégal qui offrent des paniers vides à la vénération des nègres, et il ajoutait : « D’une façon absolument semblable, le vide Mallarmé est le fétiche des symbolistes, qui sont d’ailleurs fort au-dessous des nègres du Sénégal » . Pour ce « vulgarisateur », comme le qualifiait Mallarmé, bêtise et racisme déjà allaient de pair. [6] [7] 3 « Le vide Mallarmé » avait en effet vidé la poésie de tout sujet dont elle se nourrissait immémorialement : à savoir les récits que racontaient l’épopée et le théâtre, le roman, ou bien les sentiments (amour, mort, nature, patriotisme) que chantaient les stances lyriques, ou encore les pensées de l’esprit dont on faisait les poèmes didactiques ou philosophiques. Il renonçait d’un coup aux sujets qui avaient réparti la poésie en « genres » reconnus et la rendaient accessible au public. En vertu d’une décision radicale et sans appel, Mallarmé en finissait avec « l’universel reportage », c’est-à-dire avec la pratique qui fixait à la poésie d’être une prose plus riche et de reporter dans les vers tous les clichés du monde pour lui donner du sens. Le journal quotidien lui paraissait illustrer exemplairement cette perversion , même s’il discernait dans sa mise en page faite pour l’œil, le travail d’une force obscure qui poursuivait autre chose que l’imposition du sens pour tous. [8] 4 La poésie, privée de ses sujets habituels, s’enfonçait donc dans les ténèbres de l’hermétisme, qui, après des siècles de clarté française, semblait revenir de l’Orient, réservant aux seuls initiés le secret de ses révélations. Mallarmé se réclamait, non sans distance, des « kabbalistes » pour redonner un sens plus pur au mot Littérature . Les profanes semblaient n’avoir pas accès au Temple. [9] 5 Le plus étrange, c’est que le poète s’en excluait lui-même. C’est le point qui aujourd’hui encore surprend le plus, et chacun a en mémoire la fameuse injonction : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots » . Il fallait aussi purifier l’œuvre de ce sujet qui s’en croyait le premier principe, l’initiateur. Aux mots, en effet, d’occuper la place abandonnée par le sujet- auteur, qui jusque là s’attribuait l’initiative, et se prenait pour un démiurge, rival du Dieu créateur. Dans un autre de ses Cahiers, Valéry s’interrogeait : « Mais au fait, qui parle dans un poème ? Mallarmé voulait que ce fût le Langage lui-même » , un langage sans énonciateur. Au public belge, qui était venu en février 1890 écouter sa « Conférence » sur l’ami Villiers, il assénait d’entrée de jeu cette vérité : « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? [...] Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. Autant, par [10] [11] Mallarmé, le sujet de la poésie https://www.cairn.info/article_p.php?ID_ARTICLE=RHLF_015_1423 1 of 7 10/6/16 4:45 PM MALLARMÉ ET LA TRADITION POÉTIQUE : LES TROIS RUPTURES ouï-dire, que rien existe et soi, spécialement, au reflet de la divinité éparse » . Déjà au plus profond de « l’arrière-boutique toute franche » où Montaigne se retranchait pour se découvrir dans l’écriture, la mutilation, la perte du sujet était programmée, dès lors que celui-ci comprendrait qu’au regard de la Nature, cette « divinité éparse », il n’était qu’un rien d’existence. Celui qui s’enorgueillissait de poser sa signature sur son œuvre pour l’authentifier, pour affirmer sur elle ses droits (en tous sens) d’auteur, comme s’il en était le créateur, le détenteur-propriétaire, celui-là cédait au leurre de sa conscience, ignorant la force qui travaille en lui. Il fallait « supprimer le Monsieur qui reste en l’écrivant » , ce personnage biographique qui écrit pour satisfaire sa « faim » narcissique. [12] [13] 6 « Anonyme », « impersonnelle », sont les deux termes dont use le plus fréquemment Mallarmé pour qualifier « l’œuvre pure », laquelle, déjà privée de sa cause efficiente, l’est aussi, par une évidente symétrie, de sa cause finale : une œuvre sans auteur- destinateur ne peut avoir de lecteurdestinataire. Mallarmé va jusqu’au bout de son paradoxe : « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant » . L’œuvre idéale, telle le granit sur la tombe de Poe, serait un [14] 7 calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, 8 météorite dû à l’explosion d’un astre inconnu, sans origine, sans fin, morceau d’objectalité, si je peux employer ce terme pour signifier que le poème ne renvoie à nulle subjectivité humaine, et que, fermé sur lui-même, autosatisfait, il jouit de son évidence accessible à nul autre regard que le sien. 9 L’œuvre rêvée était, on le voit, impossible, à peine concevable, et l’on eut peut-être le tort de prendre au pied de la lettre ce programme provocateur, sans voir qu’avant de fixer une autre tâche à la littérature, il prenait sens par rapport à l’état de la poésie en cette fin du XIXe siècle. La mort de Hugo en 1885 avait marqué la cassure : alors avait sombré, plus qu’un siècle de poésie, la triple tradition qui, centrée autour du sujet- écrivain, avait été instaurée par la Renaissance après les ténèbres « gothiques », et que le romantisme n’avait fait qu’exténuer. Il fallait pour repartir vers une nouvelle renaissance faire l’autopsie du cadavre. 10 En premier lieu, cette tradition avait réinventé la figure de l’auteur. Écrasé par celle, grandiose, du Dieu sujet universel, « auteur du monde », le Moyen Âge ne laissait guère de place au sujet individuel. Au poète, qu’il chantât la gloire de Dieu, ou celle des Grands dont il était le tâcheron salarié, était réservé l’humble rôle du scribe, auquel on demandait seulement l’exactitude des paroles et des actes qu’il transcrivait . Les poètes de la Pléiade avaient imposé de leur mission une autre image : reprenant à Platon sa théorie de l’inspiration, ils interprétaient, disaient-ils, les desseins secrets de l’univers. Égaux des rois et des puissants, ils en réclamaient honneurs et considération. Avec le temps, l’auteur avait occupé la place du sujet-Dieu qui s’absentait de plus en plus de sa création, et le poète, se prenant pour le sujet- créateur, s’était identifié à la vérité en chair et en os. Poussant à son terme cette logique, le romantisme avait mythifié le poète, « l’artiste », en déplaçant souvent sur les tourments de sa personne l’intérêt qu’on devait porter à l’œuvre seule. Ils l’avaient réduite à leur petite dimension qu’ils prenaient pour celle de l’univers. [15] 11 En second lieu, la théorie de l’imitation, la fameuse mimêsis, héritée de Platon et d’Aristote, avait été restaurée, que la littérature médiévale, entièrement prise dans le réseau sans fin de ses allégories, avait oubliée. Son retour n’était certes pas allé sans modification. On en retint l’idée que toute poésie était le réservoir-déversoir des vérités et des beautés de l’univers, par sujet-poète, par « reporter » interposé. Ce qu’on appelait « la nature » était le double extérieur de ce sujet, ou sa face visible au miroir du monde ; « suivre nature » — ce précepte inlassablement repris sous différentes formes — signifiait qu’il fallait la reproduire pour en arracher le secret, lequel se confondait avec celui du sujet humain. Le « réalisme » est l’un des maîtres-mots que la littérature durant quatre uploads/Litterature/ le-sujet-de-la-poe-sie.pdf

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