2 Le vers, le verset et le contexte : encore le Roland d’Oxford et la Bible À p

2 Le vers, le verset et le contexte : encore le Roland d’Oxford et la Bible À propos de Roland 1423 et suiv., 2393, 2477 et 2616 Depuis plusieurs dizaines d’années, la dimension religieuse du Roland d’Ox- ford, et surtout les éléments typologiquement issus de la Bible que l’auteur y a intégrés, ont fait l’objet d’études détaillées et approfondies. On peut avoir l’impression que tout a été dit. Néanmoins, j’aimerais étudier ici quatre pas- sages dont les liens bibliques ne me semblent pas encore avoir été reconnus à leur juste valeur.1 * Commençons par une relecture des présages de la mort de Roland (v. 1423 et suiv.)2 : En France en ad mult merveillus turment : Orez i ad de tuneire e de vent, Pluie e gresilz desmesureement; Chiedent i fuildres e menut e suvent, E terremoete ço i ad veirement : De Seint Michel del Peril josqu’as Seinz, Des Besençun tresqu’as porz de Guitsand, Nen ad recét dunt li murs ne cravent. Cuntre midi tenebres i ad granz; N’i ad clartét, se li ciels nen i fent. Hume ne•l veit ki mult ne s’espoent. Dïent plusor : « ço est li definement, La fin del secle, ki nus est en present ». Il ne le sevent, ne dïent veir nïent : Ço est li dulors por la mort de Rollant. En 1927 , Bédier commente3 : « Les présages de la mort de Roland rappellent sans doute les présages de la mort de César dans l’Énéide [recte : dans les Géor- 1 Je tiens à remercier Simon Neuberg, professeur à l’Université de Trèves, de ses conseils qui m’ont été d’un précieux secours. 2 Je cite d’après La Chanson de Roland, éd. crit. Cesare Segre, nouvelle édition revue, traduite de l’italien par Madeleine Tyssens, 2 tomes, Genève, 1989. 3 Joseph Bédier, La chanson de Roland commentée par J.B., Paris. 1927 , p. 314. Note: Publié pour la première fois dans : Romania 122 (2004), 532–542. Open Access. © 2019 Gustav Adolf Beckmann, publiziert von De Gruyter. Dieses Werk ist lizenziert unter der Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 Lizenz. https:/ /doi.org/10.1515/9783110615692-002 46 Rolandslied und Pseudo-Turpin giques 1.466 et suiv.], mais aussi bien des scènes de l’Apocalypse (8,5; 16,18) : Et facta sunt tonitrua et voces et fulgura et terraemotus magnus, et la scène de la Passion (Matth. 27 ,45 ; Luc 23,44) : A sexta hora tenebrae factae sunt super universam terram usque ad horam nonam ... Et ecce ... terra mota est; viso terrae- motu et his quae fiebant, timuerunt valde. » Au contraire, en 1979, Gérard Brault,4 minimisant ou niant implicitement l’influence virgilienne, insiste uni- quement sur le « deliberate effort on the part of Turoldus to inform the audience that Roland’s martyrdom is a conscious imitatio Christi ». Enfin en 1993, Alain Labbé, retraçant en détail les deux traditions, classique et scripturaire, situe de nouveau la scène du Roland à leur carrefour. En passant, il cite aussi Luc 21,11 – verset qui fait partie du grand discours de Jésus sur les épreuves à venir entre sa mort et sa deuxième venue –, sans pourtant se prononcer sur un possible apport spécifique de ce verset à la scène du Roland.5 À mon avis, tout le passage Luc 21,9–11 (~ Matth 24,6–8 ~ Marc 13,7 et suiv.) mérite qu’on s’y attarde, parce que lui aussi a visiblement influencé l’auteur du Roland. Le voici : 9 Cum autem audieritis praelia et seditiones, nolite terreri ; oportet primum haec fieri, sed nondum statim finis. 10 [...] Surget gens contra gentem, et regnum adversus regnum. 11 Et terraemotus magni erunt per loca, et pestilentiae, et fames, terroresque de caelo, et signa magna erunt. Les pestilences et les famines sont impropres à présager la mort imminente de Roland, d’autant plus qu’il n’y en a pas eu lors de la mort du Christ ; donc, l’auteur les supprime. Quant aux tremblements de terre, dont la signification est religieuse, ce passage, à la différence des passages bibliques cités par Bédier, nous enseigne qu’il y en a eu et qu’il y en aura non seulement à la mort du Christ et à la fin du monde, mais aussi bien pendant le temps intermédiaire quand consurget gens contra gentem, et regnum adversus regnum – comme c’est le cas à Roncevaux. Mettre en scène un tremblement de terre lors de la mort de Roland n’est donc pas démesuré, a priori. En poète, l’auteur étale les terrores de caelo, c’est-à-dire le mult merveillus turment, en forme d’orez, pluie, gresilz, 4 Gérard Brault, The Song of Roland. An analytical edition, 2 vol., University Park (Pennsylva- nia), 1978, vol. I, p. 199 et suiv. 5 Alain Labbé, « Segles feniz. L’angoisse eschatologique dans la chanson de Roland et dans Girart de Roussillon », dans Fin des temps et temps de la fin dans l’univers médiéval, Aix-en- Provence, 1993 [Senefiance no 33], p. 285–306. De même, Alessandro Vitale-Brovarone, « Ela- borazione stilistica e tradizione apocalittica nella lassa CX della Chanson de Roland », dans VIII Congreso de la Société Rencesvals, Pamplona, 1981, p. 527–534, mentionne incidemment (p. 529) Marc 13,8 (verset parallèle à Luc 21,10). 2 Le vers, le verset et le contexte : encore le Roland d’Oxford et la Bible 47 fuildres et tenebres, et dans la technique même de l’énumération, on peut recon- naître, si l’on veut, l’empreinte virgilienne. Le per loca peut avoir suggéré à l’auteur de préciser la région principalement frappée par la catastrophe immi- nente, en l’occurrence le pays natal de Roland, la France au sens étroit, voire d’indiquer le lieu de la catastrophe elle-même, en situant le centre des ténèbres, et donc l’origine de l’orage, cuntre midi. Dans Virgile, on trouve bien ici quelques indications de lieu, mais pas une structure géographique lourde de signification. Enfin et surtout, l’avertissement emphatique du Christ sed non- dum statim finis – qui n’est cité par aucun des trois commentateurs – n’est-il pas, vu à travers l’expérience médiévale, le modèle des trois vers sur le define- ment ? La transformation formelle que l’auteur fait subir aux paroles bibliques me semble, en effet, des plus simples : si le Christ juge nécessaire de mettre en garde contre une erreur, il s’ensuit que la plupart des gens ne sont que trop prêts à tomber dans cette erreur – et c’est sous cette forme que le motif s’intègre aisément dans le poème. * * * Vers Roland mourant descendent trois anges. Et Roland (v. 2389 et suiv.) Sun destre guant a Deu en puroffrit : † Seint Gabrïel de sa main l’ad pris. Desur sun braz teneit le chef enclin ; Juntes ses mains est alét a sa fin. Deus li tramist sun angle Cherubin E seint Michel de la Mer del Peril ; Ensembl’od els sent Gabrïel i vint : L’anme del cunte portent en pareïs. Dès le IVe siècle, et avec plus d’efficacité depuis le VIIIe siècle, l’Église catho- lique a limité le nombre des archanges à trois, à savoir aux anges qui portaient un nom individuel dans l’Ancien Testament (y compris le livre de Tobie consi- déré comme canonique) : Michel, Gabriel, Raphaël.6 Un quatrième archange, Ouriel, n’apparaît que dans le quatrième livre d’Esdras, que l’Église considère comme apocryphe. Exclu donc de la vénération, il se trouve refoulé dès lors dans une position marginale.7 Ce qui le rend tout de même intéressant pour 6 Synode de Laodicée, deuxième moitié du IVe siècle ; concile du Latran de 746. 7 Cf. le Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, ed. Fernand Cabrol et Henri Leclercq, Paris, 1907–1953, s. v. Ouriel; Reallexikon für Antike und Christentum, ed. Th. Klauser, Stuttgart, 1950 et suiv., s. v. Engel (IX); Paul Perdrizet, « L’archange Ouriel », dans Seminarium Kondakianum [Prague] t. 2 (1928), p. 241–276. 48 Rolandslied und Pseudo-Turpin nous, c’est qu’il est parfois identifié au Moyen Age avec le chérubin brandissant une épée flamboyante à l’entrée du Paradis (Genèse 3,26)8 – identification à la base de laquelle se trouve l’étymologie de son nom : Uriel interpretatur ignis Dei (Isidore de Séville, Etymologiae VII,5). Quant aux trois archanges canoniques, saint Michel est le protecteur com- batif du peuple de Dieu dès le livre de Daniel (10,13 et 21 ; 12,1) ; dans l’Apoca- lypse (12,7 et suiv.), il est le chef des armées célestes qui combattent les forces du dragon. Son deuxième rôle, de psychopompe chrétien, se laisse entrevoir dans la lettre de Jude (v. 9) et est pleinement attesté, par exemple, dans la Visio Pauli, chez Grégoire de Tours, et dans une oraison prononcée à la fin de la Commendatio animae et passée ensuite dans l’office des défunts.9 Donc, que saint Michel apparaisse auprès de Roland mourant, cela se comprend. Saint Gabriel, lui, est le légat a latere de Dieu, le messager spécial entre Dieu et ses élus, déjà dans le livre de Daniel (8,16 ; 9,21). C’est lui qui a annoncé à Zacharie la naissance du Précurseur, à Marie celle du Sauveur. Dans le Roland, il inspire à Charles des rêves prémonitoires, le réconforte au moment uploads/Litterature/ le-verse-le-verset-et-le-context.pdf

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