Lectures de Baudelaire : Benjamin, Sartre, Foucault S’il est pertinent d’oppose
Lectures de Baudelaire : Benjamin, Sartre, Foucault S’il est pertinent d’opposer ou du moins de distinguer, ainsi que Pierre Macherey l’a proposé1 , le fait d’être moderne, c’est-à-dire le fait d’appartenir à une époque historique déterminée sur le mode d’une condition temporelle passivement subie, et la conscience de modernité comme l’effet d’une disposition active de l’homme moderne qui le conduit à interroger son mode d’être en vue d’en extraire une analyse ou une interprétation de sa propre identité présente, alors il faut bien admettre que l’œuvre de Charles Baudelaire se situe du côté de cette seconde catégorie dans la mesure où elle s’attache précisément à circonscrire les conditions de constitution de la modernité en l’expérimentant aussi bien sur le plan “théorique” de la réflexion critique (dans les Salons et autres essais esthétiques) que sur le plan directement poétique de son élaboration et de ses expressions littéraires (dans Les Fleurs du Mal ou les Petits poèmes en prose)2. D’ailleurs, Baudelaire n’est-il pas l’inventeur du mot même de “modernité” dont il risque la formulation en 1859 dans “Le peintre de la vie moderne” en en faisant véritablement le mot d’ordre et le dénominateur commun d’une esthétique et d’une poétique nouvelles3 , centrées sur une prise de conscience sans précédent du rapport apparemment contradictoire entre la beauté et la dimension du présent. Un tel rapport est particulièrement explicité dans les célèbres déclarations, à valeur d’injonctions programmatiques dont Baudelaire émaille son essai sur Constantin Guys : Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent4 . Ou encore : Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer5 . Autrement dit, la modernité correspond selon Baudelaire à un nouvel impératif artistique qui consiste à soumettre l’exigence traditionnelle de la beauté à celle d’une “représentation du 1 Voir l’exposé de Pierre Macherey : « " Il faut être absolument moderne " : la modernité, état de fait ou impératif ? », disponible sur le site de l’U.M.R. “Savoirs, Textes, Langage” à l’adresse suivante : http://stl.recherche.univ- lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20052006/macherey28092005cadreprincipal.html. 2 Ces deux plans d’expérimentation de la modernité sont clairement présentés dans le livre de Dominique Rincé, Baudelaire et la modernité poétique, Paris, PUF, “Que sais-je” n°2156, 1984. 3 Voir la mise en perspective proposée par H. R. Jauss dans son essai sur “La «modernité» dans la tradition littéraire”, in Pour une esthétique de la réception, trad. fr., Paris, Gallimard, 1978. Selon Jauss qui suit ici le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de P. Robert, c’est dans les Mémoires d’Outre- Tombe de Chateaubriand que se trouverait la plus ancienne occurrence du terme “modernité” (op. cit., p.158 et p.199, note 118). 4 Charles Baudelaire, “Le peintre de la vie moderne”, in Critique d’art, Paris, Armand Colin, “Bibliothèque de Cluny”, 1965, vol. 2, p.440. 5 Ibid., p.453. halshs-00746606, version 1 - présent” en tant que tel. Le beau, qui était la clef de voûte de l’esthétique classique, devient donc l’effet de la constitution de l’œuvre d’art moderne qui se signale avant tout par sa capacité à saisir dans le trait d’un dessin ou dans le rythme d’un vers ce qu’il y a de “transitoire” et de “fugitif” dans le présent et qui constitue, de manière paradoxale, l’essence même de ce présent. Dans ces conditions, l’artiste est logiquement haussé au rang de véritable héros de la vie moderne dans la mesure où, au lieu d’être simplement pris dans les fréquentes métamorphoses de la réalité, et de s’y complaire passivement, il cherche à les “représenter” activement, donc à s’en écarter suffisamment pour parvenir à révéler la beauté originale que de telles métamorphoses peuvent receler intrinsèquement, – cette beauté “bizarre”, qui échappe au premier regard tout autant qu’elle s’écarte des canons figés de la beauté classique, pour “satisfaire aux exigences d’un idéal de nouveauté sans cesse renouvelé”6 . L’esthétique moderne, comme esthétique de la modernité, s’alimente donc à cette tension, repérée et exploitée par Baudelaire avec une lucidité particulière, entre l’idéal et le nouveau, entre l’intemporel et le présent. Cela signifie aussi que la poétique de la modernité procède d’une esthétisation du quotidien, dans la mesure où elle prend appui sur le phénomène de la mode, c’est-à-dire le phénomène d’une nouveauté sans cesse en voie de péremption, pour appréhender non seulement sa modernité, sa “qualité essentielle de présent”, mais la beauté propre à cette évanescence du présent, sa valeur proprement esthétique qui hausse le phénomène jusqu’à sa propre essence. L’art du poète ou du peintre de la vie moderne consiste ainsi dans une expérience complexe qui combine la conscience historique du présent et la conscience esthétique du beau : La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable7 . L’œuvre d’art moderne se distingue par conséquent de l’œuvre d’art classique et romantique en ce qu’au lieu de se perdre “dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché”8 , elle se forme à partir d’une beauté concrète, déterminée, conquise à même ces éléments fuyants, produits par et dans le mouvement quotidien de l’histoire, et qui lui assurent sa valeur proprement esthétique. Si “le beau est toujours bizarre”9 , c’est justement qu’il ne procède pas d’une épuration idéalisante ou universalisante du réel contingent, négligé ou embelli selon une procédure d’abstraction qui vaudrait comme une pratique de dénégation, mais qu’il exprime désormais l’universalité et la nécessité du contingent lui-même, c’est-à-dire son irréductibilité. Ève doit désormais sa beauté à sa chute dans un monde moderne, – monde profane et quotidien. De cette manière, la modernité poétique et esthétique dont Baudelaire dessine les contours n’est nullement “une 6 H.R. Jauss, op. cit., p.197. 7 Charles Baudelaire, “Le peintre de la vie moderne”, op. cit., p.452. 8 Ibid., p.453. 9 Charles Baudelaire, “Exposition universelle de 1855. I. Méthode de critique”, in Critique d’art, vol. 1, p.189. halshs-00746606, version 1 - variante tardive de l’antithèse platonicienne et chrétienne entre le temps et l’éternité, dont le romantisme encore avait usé et abusé”10 . Car, plutôt que de se fonder sur la résolution de ces contradictions comme dans le platonisme de l’esthétique classique qui en escamote l’un des termes au profit de l’autre, elle explore plutôt la tension dialectique qui les anime et qui anime le présent et le réel eux-mêmes, – tension dont la formule de Rimbaud “Il faut être absolument moderne” manifeste encore l’exigence paradoxale. La poétique de la modernité dont Baudelaire se fait le héraut prend de cette manière une double signification : elle implique d’abord qu’il y a du poétique dans la modernité, et ce poétique est ce qui soustrait le transitoire de la mode à sa facticité en lui donnant un sens et une valeur proprement esthétiques ; mais il y a aussi une poétique de la modernité au sens où la vie moderne elle-même est reconnue, envisagée comme le terrain privilégié d’exploration et d’ajustement de formes poétiques nouvelles, susceptibles de répondre aux exigences particulières de l’expérience moderne : les poèmes en prose élaborent ainsi une forme langagière inédite, à la fois “assez souple” et “assez heurtée” (selon les termes mêmes de Baudelaire11 ) pour répondre aussi bien aux mouvements lyriques de l’âme (et à sa vocation poétique) qu’aux chocs soudains subis par la conscience au contact de la grande ville et de ses incessantes métamorphoses. C’est d’ailleurs sans doute parce qu’elle s’accompagne d’une réflexion approfondie sur les conditions matérielles et formelles de sa propre pratique poétique que l’œuvre de Baudelaire marque un tournant ou une rupture décisives, et qu’elle reçoit même le statut d’une véritable “origine”, à laquelle devrait donc être reconduit l’ensemble du travail poétique mené depuis elle, c’est-à-dire aussi d’une certaine manière à partir d’elle. Quoi qu’il en soit de cette assignation rétrospective de la modernité poétique de Baudelaire au rang mythique d’une origine, il est clair en tout cas qu’avec son œuvre s’opère, à vif, un véritable diagnostic de la modernité, d’autant plus intéressant ou stimulant d’ailleurs qu’il concerne aussi bien ses aspects strictement esthétiques et littéraires (avec le changement de paradigme esthétique qui conduit à une réévaluation de la nature du beau et avec le réaménagement des principes formels de l’écriture et du “style” poétiques) que ses aspects socio-politiques – dans la mesure où l’artiste n’est plus exclu du monde social et en rapport direct avec l’absolu, mais plongé dans la foule de ses semblables, au cœur de la réalité quotidienne et urbaine, pour en extraire la vérité poétique. Il n’est pas étonnant alors que l’œuvre de Baudelaire, avec ses multiples dimensions, ait été si mal comprise, si décriée par ses contemporains, et qu’elle ait aussi suscité autant d’intérêt chez les écrivains ou philosophes qui, avec un certain recul, se sont fixés pour tâche d’esquisser à leur tour les contours et d’explorer les différentes facettes d’une modernité en crise, par définition instable, dont les formes mouvantes uploads/Litterature/ lectures-de-baudelaire.pdf
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- Publié le Dec 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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