Christian Biet Christophe Triau Qu’est-ce que le théâtre ? Postface d’ Emmanuel
Christian Biet Christophe Triau Qu’est-ce que le théâtre ? Postface d’ Emmanuel Wallon Gallimard © Éditions Gallimard, 2006. INTRODUCTION Le théâtre est d’ abord un spectacle, une per formance éphémère, la prestation de comédiens devant des spectateurs qui regardent, un travail cor porel, un exercice vocal et gestuel adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et dans un décor particulier. En cela, il n'est pas nécessairement lié à un texte préalablement écrit, et ne donne pas néces sairement lieu à la publication d’ un écrit. Parce que spectacle, parce que concret, matériel, et parce que oral, adressé en réunion, c’ est une activité collec tive. Être au spectacle, c’ est donc être avec d’ autres à un moment particulier, se regrouper dans un lieu précis sous le motif de participer à un événement. Cet événement spectaculaire qu’ on appelle le théâtre repose alors sur une prestation, autrement dit sur une performance singulière observée par des spectateurs qui se sont rendus dans le lieu du spectacle sous ce prétexte même. Dès lors, l’ espace spectaculaire découpe, en principe, deux instances qui le distinguent du rituel : celle de ceux qui font le spectacle, les praticiens, et celle de ceux qui l’ ob servent, à ceci près que leurs activités peuvent par fois être mêlées ou interchangeables. La coupure symbolique qui sépare conventionnellement les re- Le lecteur des textes de théâtre V I Le théâtre est donc bien un événement éphémère, présent, partagé par des praticiens regardés et des spectateurs regardants, dans un lieu donné. Spec tacle situé dans et porté par des corps, perfor mance orale, gestuelle et scénographique, il figure un acte spécifique de communication esthétique et sociale. On a pu comprendre, à la faveur de la ré flexion historique et théorique qui précède, la ma nière dont l’ événement spectaculaire était organisé dans des lieux particuliers, dans un temps parti culier, avec des corps particuliers. On a aussi pu voir qu'à partir de ces lieux, du temps présent de la rencontre sociale, et des corps des comédiens, pouvaient se créer des espaces, des temps virtuels et des entités ou des identités spécifiques (per sonnages, allégories) se dégageant des éléments concrets pour engager les spectateurs à saisir des fi gurations ou des représentations fictionnelles. Dans le cadre d’ une séance sociale, peuvent s’élaborer des représentations et des figurations particulières qui, lorsqu’ elles sont acceptées par le spectateur au titre de conventions, font exister virtuellement des univers imaginaires à partir d'actions, de discours, de corps et de décors réels et concrets. Les specta- Le lecteur des textes de théâtre 537 teurs réunis sont alors en mesure de vérifier la con crétude des choses, la réalité de la scène, celle des comédiens et des décors, en même temps qu’ ils considèrent avec plus ou moins de « croyance », selon les modes de représentations que les prati ciens emploient, l’ univers virtuel qui leur est pro posé. Consciemment ou non, n'importe quel spectateur de théâtre sait tout cela, d’ abord parce qu’ il a fait la démarche d’ aller au théâtre, ensuite parce qu’ une fois qu’ il y est entré, il peut à tout moment observer les mécanismes et les processus de spectacularisa- tion, les remarquer, les classer, les décoder et réflé chir à l’ impact qu’ ils ont sur lui et à leurs enjeux. Face à ceux qui jouent, le spectateur est celui qui se livre aussi à l’ activité de jouer, mais d'une autre manière qu’ eux, autrement dit, il est celui qui sai sit les conventions, les accepte pour recevoir ce qu’ il en attendait, mais aussi se transforme, se per vertit, s’émeut, ou joue à transgresser, grâce au spectacle, certaines des conventions attendues, tant la surprise est nécessaire au théâtre. Ce que nous avons fait jusqu’ ici n'a donc été que d’ attirer l’ atten tion sur ces mécanismes relatifs au spectacle, d’ ap porter sur eux quelques précisions, d'en entrevoir les jeux et les évolutions, et de les désigner au re gard d’ un spectateur supposé avide de comprendre ce qu’ il fait au théâtre, et pourquoi il y va. Peut- être avons-nous contribué par là à déterminer quelques points de vue, approches, critères d'obser vation, qui peuvent être utiles aussi bien au spec tateur contemporain en général, au spectateur désireux de faire une sorte d’ analyse de spectacle, qu’à ceux qui cherchent à explorer ce quêtaient dans le passé les spectacles, les praticiens et les spectateurs. 538 Qu’ est-ce que le théâtre ? Cependant, se cantonner au spectacle et à l’ éphé mère moment de la séance est insuffisant pour faire le point sur les réceptions du théâtre. Car il existe une autre posture, jusqu'ici négligée dans cet essai, et qui est celle du lecteur de texte de théâtre. Il fallait s'y attendre, nous en arrivons au texte : non plus à la position du spectateur devant le spectacle, mais à la position du lecteur devant le livre de théâtre. Nous ne pouvions pourtant pas commencer par elle, dans la mesure où le lecteur de théâtre est supposé, par l’ auteur dramatique, connaître ce qu’ est la scène, au point que c’ est souvent avec cette connaissance pré requise que l’ auteur joue, en connivence avec son lecteur. Nous nous pencherons donc maintenant sur cette lecture, puisque nous avons préalablement dé crit ce que le lecteur doit savoir : que l’ écriture et la lecture imaginent un événement, un lieu, une scène, un jeu. Là sont les prérequis essentiels à l’ entreprise de lecture afin que l'imagination opère à partir du texte que l’ auteur propose. Toutefois, la représenta tion scénique ne peut apparaître seulement comme la partie manquante et tant attendue du fait théâ tral, ni le texte comme une simple esquisse pour la représentation qui en serait le seul achèvement pos sible. Et s’ il y a bien, fort souvent, complémentarité entre le texte et la représentation, la lecture et l’ as sistance au spectacle, on insistera ici sur le fait que cette supposée complémentarité n'a rien de simple, ni même parfois d’ absolument nécessaire. Après avoir ainsi reconnu que ces prérequis exis tent et qu’ ils composent les cadres et les images sur lesquels la lecture s’ appuie, il convient de compren dre que ce ne sont pas les seuls présupposés de la lecture, et qu’ il est important de séparer l’ opération Le lecteur des textes de théâtre 539 du spectateur de celle du lecteur, puisque le lecteur, au contraire du spectateur, ne voit que la disposi tion des mots sur une page (et peut-être quelques il lustrations) et n’ entend, au mieux, que sa propre voix (et si c'est celle d’ un autre qui lui lit le texte, c'est déjà une sorte de spectacle qui tient de la lec ture et de la représentation, a fortiori pour les lectu res radiophoniques qui sont des spectacles auditifs tout à fait particuliers). Ainsi, dans un temps et dans un lieu différents de ceux du spectateur, le lecteur se livre à une série d’ opérations complexes qui impli quent, de sa part, une connaissance de plusieurs co des : celui de la scène, on l’a vu, celui qui régit le texte de théâtre, et celui qui s’ applique à toute lec ture d’ une œuvre littéraire. Le lecteur a tout son temps, on le sait, il peut à sa guise organiser sa lecture sans suivre le temps de la diction et des actions scéniques. Il a aussi la possibi lité de choisir son lieu, de placer son corps comme il veut face au livre, et ne dépend pas d’ une place phy sique à laquelle son billet l’ assigne. Enfin, il peut lire ce qu’ il veut, et en particulier une histoire, une fic tion, l’ événement virtuel d’ une représentation imagi naire, ou encore les mots, la disposition des phrases, l'organisation du texte. H peut choisir une cohérence, un sens, ou en entrevoir d’ autres, simultanément, sans être assigné à l’ élaboration d’ une mise en scène, donc à une transmission de ses interprétations. Et pendant qu’ il suit la fiction, d’ une part, et qu’ il ima gine l’ événement (ou son événement) théâtral virtuel, d'autre part, il se donne encore — c’ est la troisième opération — la tâche de veiller à ce que les effets pratiques et spectaculaires, qu’ il se propose de voir ou de faire voir, l’ émeuvent ou l’ intéressent. H est alors, de fait, à toutes les places imaginaires de la re 540 Qu'est-ce que le théâtre ? présentation et de la séance. Tour à tour acteur, scé nographe, dramaturge, comédien, metteur en scène ou spectateur, il intervient juste après l’ acte d'écri ture et de publication et envisage lui-même, grâce au texte imprimé et aux indications qu’ il lit, le passage de la page à la scène, du lieu de sa lecture au lieu d’ une scène possible. C’ est donc en se fondant sur le texte qu'il va construire, en tout ou uploads/Litterature/ qu-x27-est-ce-que-le-theatre.pdf
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- Publié le Mai 14, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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