Les fractions décimales : un art d’ingénieur ? Dans les premières décennies du
Les fractions décimales : un art d’ingénieur ? Dans les premières décennies du XIXe siècle, le calcul décimal fait partie du bagage mathématique de base des ingénieurs. Dans son Essai sur l’art de l’ingénieur en instrumens de physique expérimentale, publié en 1819, Jean Gabriel Auguste Chevallier annonce ainsi nettement : « nous n’emploierons désormais que les fractions décimales » ; l’Atlas de la science de l’ingenieur, de J. R. Delaistre, en 1825, les utilise banalement dans ses tables, tout comme le Manuel des aspirants au grade d’ingénieur des ponts et chaussées de Jules Regnault quelques années plus tard. Dans le même temps, s’élabore un récit de leur invention que résume bien l’article de l’abbé Léon de Foere dans le Spectateur belge de 1815, souvent repris : « Simon Stevin, natif de Bruges, inventa vraisemblablement le calcul décimal. …Ce nouveau mode de décroissement numéral a mérité, par sa grande utilité, et son extrême facilité, l’approbation de tous les savants et de plus l’adoption de toute l’Europe. La simplicité dans cette partie de l’Arithmétique, où l’on n’a qu’à négocier avec des nombres entiers, a fait apprécier l’avantage des décimales qui écartent la difficulté du calcul compliqué des fractions. L’ingénieur du Prince d’Orange est parvenu à cette facilité d’opérations Arithmétiques, en assujettissant les subdivisions de l’unité à une uniformité de décroissement. » La chronologie peu à peu instaurée, tant de ce calcul que de son histoire, vise ensuite à tracer un chemin lisse et naturel de l’ingénieur Stevin aux ingénieurs de la révolution industrielle : ainsi ressortent de l’ombre, peu à peu, l’Arithmétique Dixme de M. de La Londe, « ingénieur-général de France » de la fin du XVIIe siècle et le Nouveau Cours de mathématique, à l’usage de l’artillerie et du génie, de Belidor, du milieu du XVIIIe siècle. Les plaintes sur le calcul fractionnaire abondent encore au XVIIe siècle et les historiens ont le plus souvent admis d'emblée que l'approche décimale, innovation importante et utile, avait été mise en oeuvre par tous les esprits éclairés - les écrits qui n'en parlent pas, perçus comme retardataires, ne font donc pas partie de son histoire courante, qui se confond peu à peu avec celle de ses seules notations, de Stevin à la version actuelle. I— La Dixme de Stevin et son public Nous savons maintenant que Stevin n’était pas le premier à suggérer d’étendre aux fractions d’entiers la représentation décimale des nombres, mais son écrit reste effectivement le premier connu en Europe à systématiser cette suggestion, à l’accompagner à la fois de définitions et de notations, à en décrire modalités d’applications et fonctionnement, tout en insistant sur sa variété d’usages. Son opuscule de quelque 36 pages paru en 1585, en néerlandais, chez l’éditeur Plantin à Leiden, intitulé De Thiende (la Dixme ou disme en français) décrit son calcul comme « une espèce d’arithmétique… par laquelle l’on depesche par nombres entiers sans rompus tous comptes se rencontrant aux affaires des hommes ». Plus spécifiquement, pourtant, Stevin adresse son livret aux « astrologues, arpenteurs, mesureurs de tapisserie, gavieurs [mesureurs de capacité, en particulier pour le vin], stéréométriciens en général, maîtres de monnoye et à tous marchands ». Toutes ces professions utilisaient effectivement des calculs compliqués, dans la mesure même où les monnaies, les longueurs et les poids étaient définis localement, dans des systèmes métrologiques aux rapports d’unités divers, où des conversions étaient nécessaires. Dans sa préface, Stevin laisse entendre que son arithmétique purement décimale a déjà été mise en service, « l’expérience s’en fait continuellement dans la chose mesme ; sçavoir par divers experts Arpenteurs Hollandois, ausquels nous l’avons déclaré, lesquels…l’usent à leur grand contentement ». Mais l’enjeu politique à solliciter ce public particulier est aussi clair. Dans les années 80, Stevin se trouve à Leyde, publiant ses premiers livres, et en contact avec Maurice de Nassau, dont il deviendra l'enseignant de mathématiques et un conseiller proche pour les questions techniques, scientifiques et financières1. Or, c’est sur ces catégories sociales, artisans, marchands, techniciens, que portent les efforts de Nassau pour construire un nouvel État et lui donner une authentique identité nationale. En même temps que son calcul, Stevin prône d’ailleurs une réforme des poids et des mesures, basée exclusivement sur un système en base 10, qui le rendrait bien sûr plus universellement et facilement applicable, et que la proximité de l’auteur avec les Nassau lui permet d’espérer. Détail significatif : Stevin tente aussi de promouvoir la langue néerlandaise (le bas- allemand), tout en inversant l’argument utilisé d’ordinaire pour publier en langue vernaculaire des traités pratiques — il ne parle pas ici d’aller à la rencontre de son public, un public de praticiens qui ignoreraient le latin, mais au contraire de montrer que leur langue (et ceux qui la parlent du même coup) est la mieux appropriée pour faire des sciences. Un tel contexte suggère que ni la diffusion, ni surtout la transmission à l’étranger de De Thiende, n’allait de soi. Si le rapprochement des métiers tenté par Stevin fait sens à Leyde à la toute fin du XVIe siècle, ce n’est pas le cas si l’on adopte du point de vue des classifications usuelles des disciplines mathématiques à cette période : l’astrologie, au moins celle adossée à l'astronomie2, une des disciplines du quadrivium, occupe une place plus éminente dans la hiérarchie des savoirs que les techniques mathématiques du commerce ou la géométrie pratique3. La communauté des astronomes est aussi largement internationale. Or, c’est bien à l’astronomie et à ses alentours, trigonométrie, logarithmes, que les histoires du calcul décimal après Stevin se refèrent principalement pour montrer la continuité et la rapidité de sa diffusion : les noms cités sont ceux de John Napier, qui utilise la Dixme dès 1616 dans ses tables, Henry Briggs, Johannes Kepler, ou par exemple Marin Mersenne. Mais qu’en est-il des autres utilisateurs visés par Stevin ? Qu’en est-il de domaines d’exercice usuels des ingénieurs (fortification, art de la guerre,…) qui sont étrangement absents de la dédicace de Stevin ? Je ne discuterai pas ici de la pratique de terrain, mais de l’inclusion des fractions décimales dans la formation et l’art des praticiens, en suivant simplement 1 Les années 90 attestent de ses succès grandissants, il est Castramétateur, c’est-à-dire intendant des armées des Pays-Bas, mais aussi superintendant des finances, et vers 1600 est chargé de fonder une école d’ingénieurs à Leyden. Il meurt à La Haye (s’-Gravenhade) en 1620, huit ans après son mariage, dans une situation aisée. Ses oeuvres complètes seront publiées en 1634 par Albert Girard. Sur la vie de Stevin, voir GRABOW, Rolf, Simon Stevin, Biographien Hervorragender Naturwissenschaftler, Techniker und Mediziner 77, Leipzig, Teubner, 1985 ; BERKEL Klaas van, « The legacy of Stevin : a chronological narrative », in BERKEL Klaas van et al. (éd.), A History of Science in the Netherlands, Leiden, Brill, 1999, pp. 367-404 ; ELKHADEM Hossam, BRACKE Wouter, et al., Simon Stevin (1548-1620) : l'émergence de la nouvelle science, Turnhout, Brepols, 2004. 2 Sur l’astrologie comme ingénierie de l’astronomie et sa proximité avec les conceptions techniques des ingénieurs, voir VÉRIN Hélène, La Gloire des ingénieurs, Paris, Albin Michel, 1993, p. 62-64. 3 Sur la classification des sciences, voir MANDOSIO Jean-Marc, « Méthodes et fonctions de la classification des sciences et des arts (XVe-XVIIe siècles) », Nouvelle Revue du 16e siècle 20-1, 2002, p. 19-30. Sur les enjeux sociaux de ces classifications, voir pour l’Italie BIAGIOLI, Mario, « The Social Status of Italian Mathematicians, 1450-1600 », History of Science 27, 1989, p. 41-95, pour la France, CIFOLETTI Giovanna, « The creation of the history of algebra in the sixteenth century », in GOLDSTEIN, Catherine, GRAY Jeremy & Ritter Jim (éd.), L'Europe Mathématique, Mathematical Europe, Paris, MSH, 1996, p. 121-142 ; ROMANO Antonella, La Contre-réforme mathématique. Constitution et diffusion d’une culture mathématique jésuite à la Renaissance (1540-1640), Rome, Ecole française de Rome, 1999, première partie ; GOLDSTEIN Catherine, « L'honneur de l'esprit : de la République des mathématiques », in COSANDEY Fanny, Dire et vivre l'ordre social en France sous l'Ancien Régime, Paris, EHESS, 2005, p. 191-230. leur présence dans les manuels — et je me limiterai à l’aire francophone4, une première traduction en français de De Thiende étant d’ailleurs parue dès 1585. II— Les fractions décimales et l’élite mathématique parisienne Cette traduction, publiée elle aussi par Plantin5, déplace d’entrée de jeu la nature de l’ouvrage, puisqu’elle l’enfouit certes dans une « pratique d’arithmétique », mais à côté de textes théoriques très avancés, dont les sujets sont d’ordinaire associés à une élite mathématique : une interprétation algébrique personnelle de Diophante ou l’explication du très difficile livre X des Éléments d’Euclide. Les Oeuvres de Stevin, publiées et complétées par Albert Girard en 1634, confirment cet environnement : on n’y trouve pas de calcul avec les fractions décimales dans les traités sur la construction des moulins ou les fortifications. Par ailleurs, la similarité des notations choisies par Stevin pour le calcul décimal, la trigonométrie et l’algèbre, déjà remarquée par Michel Steichen6, conforte un parallèle en ces trois sujets — or, les deux derniers, quelque soit leur ancrage pratique, uploads/Litterature/ les-fractions-decimales-un-art-d-x27-ingenieur-decimgolds.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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