LES IMPRESSIONNISTES ET STÉPHANE MALLARMÉ Jean-Nicolas Illouz* Alors que Monet
LES IMPRESSIONNISTES ET STÉPHANE MALLARMÉ Jean-Nicolas Illouz* Alors que Monet venait de lui offrir une toile (La Seine – ou le Train – à Jeufosse), Mallarmé aurait déclaré à Berthe Morisot : « Une chose dont je suis heureux, c’est de vivre à la même époque que Monet1. » L’anecdote suggère qu’entre Mallarmé et les peintres impressionnistes, il y eut d’abord le sentiment d’une contemporanéité heureuse, – l’accueil partagé de quelque « bel aujourd’hui », « vierge » et « vivace »2, dévolu à la création, – en même temps que la compréhension d’une « époque du siècle3 », « scrutée jusqu’en l’origine4 » et rendue à sa modernité. De fait, les modes de présence de Mallarmé à l’impressionnisme sont d’une nature singulière, qui distingue les écrits sur l’art de Mallarmé de la critique d’art des salonniers que furent par exemple Baudelaire, Zola ou Huysmans5. Sans doute quelques textes, relativement peu nombreux, relèvent de la critique d’art traditionnelle, chaque fois notamment que Mallarmé s’engage auprès des « refusés » pour défendre ou promouvoir leurs œuvres : c’est le cas dans l’article intitulé « Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet », et c’est le cas encore dans l’article sur « Les * Université Paris-VIII. 1. Correspondance de Berthe Morisot avec sa famille et ses amis – Manet, Puvis de Chavannes, Degas, Monet, Renoir et Mallarmé, documents réunis et présentés par Denis Rouart, Paris, Quatre chemins-Éditart, 1950, p. 154. 2. Cf. « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », Poésies, OC I, p. 36. [Notre édition de référence est l’édition de la Pléiade, établie par Bertrand Marchal : Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. I, 1998, t. II, 2003. Abréviation : OC suivi du numéro du tome]. 3. « Berthe Morisot », dans Quelques médaillons et portraits en pied, Divagations, OC II, p. 152 : « Son œuvre [celle de Berthe Morisot] […] se lie, exquisément, à l’histoire de la peinture, pendant une époque du siècle. » 4. La Musique et les Lettres, OC II, p. 65. 5. Voir Bertrand Marchal, « Mallarmé critique d’art ? », RHLF, 2011, p. 333-340. Par ailleurs les Écrits sur l’art de Mallarmé ont été rassemblés sous ce titre par Michel Draguet, Paris, Flammarion, GF, 1998. RHLF, 2016, n° 4, p. 857-868 REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE 858 Impressionnistes et Édouard Manet », – articles auxquels s’ajoutent trois « gossips » donnés au journal anglais The Athenaeum6. Mais l’attention de Mallarmé au travail des peintres se traduit aussi par des œuvres de dialogue entre peinture et poésie : ce fut le cas surtout avec Manet, qui illustra la traduction par Mallarmé du Corbeau d’Edgar Poe, et qui composa pour L’Après-midi d’un faune – l’un des premiers exemples de « livre d’artiste7 » – quatre dessins gravés pour accompagner le poème8 ; ce fut le cas aussi avec Berthe Morisot, Renoir, Monet, Degas ou John Lewis Brown que Mallarmé voulut réunir dans le projet, finalement avorté, du Tiroir de laque9 ; ce fut le cas encore de quelques collaborations ou projets de colla- boration, avec Whistler10, avec Vuillard11, ou encore Redon12. À ces recherches expérimentant les possibilités d’une interprétation réciproque des arts13, s’ajoute une forme de critique d’art d’une autre nature, plus spéculative, qui apparaît, à mi-chemin du journalisme et du poème en prose, 6. « Le Jury de peinture de 1874 et M. Manet » a été publié dans La Renaissance littéraire et artistique, le 12 avril 1874 (OC II, p. 410-415). L’article sur « Les Impressionnistes et Édouard Manet » a été publié en traduction anglaise dans The Art Monthly Review, le 30 septembre 1876 ; l’original en français ayant été perdu, nous citons le texte dans la retraduction de l’anglais au français qu’en a faite Bertrand Marchal pour l’édition des Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade (OC II, p. 444-471). Les « Gossips » ont été écrits pour le journal anglais The Athenaeum entre novembre 1875 et avril 1876 (OC II, p. 427, p. 438, p. 439). Les textes de Mallarmé sur Manet ont été également réunis (avec une nouvelle traduction en français pour The Impressionists and Édouard Manet) par Isabella Checcaglini, Stéphane Mallarmé : Édouard Manet, Mont-de-Marsan, L’Atelier des Brisants, 2006. 7. Yves Peyré fait de la rencontre de Manet et de Mallarmé, mais aussi de la rencontre de Manet et de Charles Cros (dont Manet illustra le poème Le Fleuve en 1874), le moment fondateur du livre d’artiste dans la conscience moderne de l’art et de la poésie. Voir Yves Peyré, Peinture et poésie. Le Dialogue par le livre, Paris, Gallimard, 2001, p. 6 : « La pratique du livre de dia- logue […] est née entre 1874 et 1876 dans un élan fondateur suscité par deux poètes visionnaires, Charles Cros et Mallarmé, et un peintre voyant, Manet ». 8. Le Corbeau traduit par Mallarmé avec des illustrations de Manet parut chez Lesclide en 1875. L’Après-midi d’un faune parut en édition de luxe illustrée par Manet chez Derenne en 1876. 9. Sur le projet, inabouti, du Tiroir de Laque, voir Jean-Michel Nectoux, Mallarmé. Peinture, musique, poésie, Paris, Adam Biro, 1998 (chapitre III), ainsi que la biographie de Mallarmé par Jean-Luc Steinmetz, Stéphane Mallarmé. L’absolu au jour le jour, Paris, Fayard, 1998. 10. Whistler et Mallarmé envisagèrent de publier ensemble Les Récréations postales, – sorte de premier « livre-objet », dont la couverture, dessinée par Mallarmé, devait reproduire le format et la disposition d’une enveloppe, – Whistler étant chargé de dessiner le timbre. 11. Alors que Mallarmé, à la fin de sa vie, se remettait à travailler à son Hérodiade, il envisa- gea de faire illustrer le poème par Vuillard ; mais là encore, le projet, interrompu par la mort de Mallarmé, ne fut suivi d’aucune réalisation. 12. Après la publication d’Un coup de dés dans la revue Cosmopolis, Mallarmé projeta, avec Odilon Redon, une édition illustrée chez Ambroise Vollard. Cette édition ne vit pas le jour, mais il reste d’Odilon Redon trois lithographies. Voir Jean-Michel Nectoux, ouvrage cité, p. 141-143 ; Léon Cellier, « Mallarmé, Redon et Un coup de dés », C.A.I.E.F., n° 27, mai 1975 ; et Thierry Roger, L’Archive du Coup de dés. Étude critique de la réception d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé (1897-2007), Paris, Classiques Garnier, 2010. 13. Sur le nouveau dialogue des arts qu’instaure Mallarmé, voir Jean-Nicolas Illouz, « L’Après- midi d’un faune et l’interprétation des arts : Mallarmé, Manet, Debussy, Gauguin, Nijinski », Littérature, n° 168, déc. 2012, p. 1-18. LES IMPRESSIONNISTES ET STÉPHANE MALLARMÉ 859 dans l’économie des Divagations, où Mallarmé intègre trois « médaillons et portraits en pied » consacrés à Manet, Whistler et Berthe Morisot : il s’agit alors, par le « poème critique14 », de rendre poésie et peinture solidaires d’une même « crise », – une crise « exquise » par la beauté nouvelle qu’elle « distille15 » dans les formes traditionnelles, et une crise « fondamentale16 » en ceci qu’elle touche, en peinture comme en poésie, au fondement même de l’art. C’est cette crise – que Mallarmé se proposait lui-même d’étudier « dans son état présent et ses perspectives futures, en essayant d’en développer l’idée17 » – que nous voudrions déployer ici selon son triple aspect, – méta- physique, – poétique, – et finalement politique. LUMIÈRE, LUCIDITÉ La révolution impressionniste est d’abord une révolution de la lumière en peinture. Cette révolution découle d’une technique nouvelle, alors abondam- ment théorisée : la technique du « plein air ». Le tableau de Manet intitulé Le Linge, sur lequel Mallarmé revient à trois reprises, revêt, sur ce point, une valeur de manifeste18. Le sujet – « Une jeune femme, en robe bleue, y lave du linge, dont une partie sèche déjà ; un enfant émergeant des fleurs regarde sa mère19 » – est tout entier révélé par la « lumière naturelle du jour », de telle façon que c’est elle qui, en « pénétrant toutes choses et les altérant », devient le véritable sujet du tableau, quoiqu’elle soit « elle-même invi- sible20 ». Les objets ne sont envisagés qu’en fonction de leur dépendance à la lumière, laquelle se manifeste alors « à nos yeux étonnés21 » dans sa réalité toute physique, telle que la comprend « la science22 », et selon la sensibilité 14. Divagations, « Bibliographie », OC II, p. 277. Le « poème critique » peut apparaître comme une forme d’hybridation du journalisme d’une part (si « nul n’échappe décidemment, au journalisme », comme l’écrit Mallarmé au début de ses Divgations, OC II, p. 82), et du poème d’autre part, – la rencontre de ces deux espaces de langage, a priori incompatibles, créant, dans la prose, des turbulences inédites, dont le Mallarmé des Divagations tire parti. Voir Jean-Nicolas Illouz, « Mallarmé proselibriste », revue en ligne Hypérion, on the future of aesthetics, vol. IX, n° 3, winter 2015, On Mallarmé, part. I, curated by guest editor Kari Hukkila, p. 140-160. 15. « Berthe Morisot », op. cit., uploads/Litterature/ les-impressionniste-et-ste-phane-mallarme-rhlf-tire-a-part.pdf
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- Publié le Jul 14, 2021
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