Valeurs littéraires et valeurs morales : la critique éthique en question La lit
Valeurs littéraires et valeurs morales : la critique éthique en question La littérature a souvent été appréhendée d’un point de vue éthique. Qu’on la considère comme source d’aliénation ou instrument de libération, la question de son influence a agité les plus brillants esprits. Les romans ont tout particulièrement attiré l’attention des censeurs. Régulièrement dénoncés pour leur immoralité (hérésie, licence sexuelle, idées subversives), on a voulu en préserver les jeunes filles et l’Église en a mis un certain nombre à l’index1. A partir de la fin du XVIIIème siècle, la littérature avait pourtant réussi à se construire un domaine propre, volontiers qualifié d’« esthétique » et perçu comme autonome par rapport aux considérations idéologiques. Dans le champ critique, le formalisme et le structuralisme ont souvent été perçus2 comme le répondant méthodologique de cette secondarisation du contenu et de la portée éthique des textes. On assiste, en ce début de XXIème siècle, à un retour de balancier. La conception de l’œuvre comme agencement de formes ne répondant qu’à ses propres lois est dénoncée pour avoir nié ce qui ferait la chair de la littérature : son rapport à la vie et sa capacité à produire des émotions. Dans le sillage des études culturelles (pour qui la lecture de fictions joue un rôle non négligeable dans la constitution de nos univers culturels), un nouveau courant critique, la critique éthique, a reposé avec force, la question des relations entre littérature et valeurs3. On a ainsi vu ressurgir des questions (et, surtout, un lexique) que l’on croyait bannis de la critique littéraire (du moins, de ce côté-ci de l’Atlantique) : quelle est la portée morale de la littérature? comment et sur quoi peut-elle édifier ? y a t-il des textes salutaires ? d’autres nocifs ? Si ces questions ne sont en soi pas inintéressantes, elles sont le plus souvent posées dans une grande confusion, quand elles ne témoignent pas d’une conception étonnamment naïve du texte et des relations entre langage et réalité. Comme il serait dommage de jeter le bébé avec l’eau du bain (car qui contesterait que la littérature ait une incidence sur nos vies ?), essayons de démêler cet écheveau compliqué. 1 La 32ème et dernière édition fut publiée en 1948. Elle contenait quatre mille titres. On y trouvait des textes de Montaigne, Diderot, Rousseau, Descartes, Sterne, Voltaire, Defoe, Balzac, ou Gide. 2 Manifestement à tort. Dire que la fonction poétique « domine » dans un texte poétique ne revient pas, loin s’en faut, à nier la présence des autres fonctions du langage. Cf. R. Jakobson, « La Dominante », in Huit Questions de poétique, Paris, Seuil, Coll. « Points », 1977. 3 Voir, en particulier, M. Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, Oxford University Press, 1990 (trad. franç : La connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature, Paris, Editions du Cerf, Coll. « Passages », 2010) ; W. Booth, The Company We Keep. An Ethics of Fiction, Berkeley, University of California Press, 1988 ; G. Harpham, Getting it right. Language, Literature, and Ethics, Chicago – Londres, University of Chicago Press, 1992 ; F. Palmer, Literature and Moral Understanding. A Philosophical Essay on Ethics, Aesthetics, Education, and Culture, Oxford, Clarendon Press, 1992. Pour un dossier assez complet sur la question, voir Études littéraires, « Éthique et littérature », Université de Laval, Volume 31, numéro 3, été 1999. Disponible en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/501244ar. La première question est de savoir ce qu’on entend exactement par « critique éthique »4. Un simple coup d’œil sur la bibliographie montre que l’objet de l’analyse est, selon les cas, le regard éthique du texte sur le monde, la relation éthique du lecteur au texte, ou l’effet éthique du texte sur le lecteur. Or, ce n’est pas la même chose, chacun en conviendra, que de s’intéresser aux valeurs inscrites dans un texte, à la réception subjective d’un lecteur lambda ou à l’éventuelle force pragmatique d’un artefact linguistique. Il s’agit là de questions non seulement différentes, mais qui n’ont ni le même degré d’objectivité ni la même légitimité. Examinons-les l’une après l’autre. Les valeurs du texte : inscriptions L’une des premières tâches que se fixe la critique éthique est l’analyse des valeurs inscrites dans un texte donné. Que l’œuvre nous parle du monde en offrant un (ou plusieurs) points de vue sur ce dernier ne saurait en effet faire de doute. Écrire, c’est (entre autres) produire du sens, et le sens est toujours situé. Dans la mesure où elle exprime quelque chose, l’œuvre témoigne donc de valeurs. Pour reprendre les termes de la rhétorique antique, il existe un ethos5 de l’œuvre, que l’on peut décrire objectivement en se penchant aussi bien sur le contenu (intrigue et parcours des personnages) que sur la forme (style, structures et codes génériques) ou le dispositif rhétorique (orientation vers le destinataire). Cet examen des valeurs inscrites dans le texte, appréhendé comme mise en forme de l’expérience du sujet, a souvent donné des résultats convaincants. Je me permettrai cependant deux remarques. D’une part, ce n’est pas parce que le texte littéraire témoigne de valeurs que sa pertinence et sa raison d’être se ramènent à ces valeurs. Tout artefact révèle obliquement des préférences ou une sensibilité (un simple stylo exprime les goûts, individuels ou collectifs, de son concepteur), mais ne demande à être jugé que par rapport à sa destination ; or il est peu probable que le but moral pratique soit la visée première d’un texte littéraire. Pour dire les choses clairement, l’intérêt ou la réussite d’une œuvre littéraire ne tiennent pas à la nature des valeurs qu’elle véhicule. Il y a des textes littéraires qui me plaisent, et d’autres qui ne me plaisent pas. Il en est que j’ai envie de lire et d’autres que je n’ai pas envie de lire. Mais est- ce pour des raisons morales ? En raison du contenu éthique que j’y trouve ou crois y trouver ? Il est permis d’en douter. Les valeurs esthétiques – l’Histoire littéraire le montre à satiété – ne recoupent que très partiellement les valeurs éthiques ; il suffit de citer au hasard quelques auteurs du patrimoine (Rabelais, Sade, Rousseau, Claudel, Céline) pour constater leur éclectisme idéologique. D’autre part, s’intéresser à la manière dont l’œuvre figure le monde n’implique pas qu’on la considère comme un modèle à suivre : le geste d’interprétation ne saurait se confondre avec un geste d’adhésion. Un texte peut, certes, affiner notre compréhension de la vie par sa représentation complexe des conduites humaines ; mais je peux comprendre une attitude sans forcément désirer l’imiter. S’il arrive à l’œuvre d’enrichir notre savoir en montrant et projetant des idées, sa fonction n’est pas d’imposer des modèles de comportement. 4 Le terme « éthique » oscille en effet entre un sens descriptif (façon dont les êtres humains se comportent entre eux et envers ce qui les entoure) et un sens normatif (discipline philosophique pratique se donnant pour but d’indiquer comment les êtres humains doivent se comporter). 5 Selon La Rhétorique d’Aristote (1356 b 32-33), la preuve par l’ethos consiste à donner, à travers son discours, une image de soi positive donnant confiance à l’auditoire. Il est en effet possible de reconstruire dans tout discours une image de l’énonciateur. On accordera d’autant plus de crédit aux propos émis que cette image semble fiable. Ces précisions apportées, l’analyse des valeurs inscrites a tout à fait sa place dans les études littéraires, à côté de l’étude des autres dimensions du texte. Mais la critique éthique, pour redonner vie à la littérature, se contente rarement de mettre au jour le système de valeurs impliqué par un texte : elle s’interroge aussi sur la dimension éthique de l’acte de lecture. Elle le fait à travers deux grandes questions : comment nos valeurs pèsent-elles sur notre rapport au texte ? comment le texte agit-il sur nos valeurs ? Les valeurs du lecteur : réceptions La critique éthique s’enracine dans ce qu’elle présente comme un constat : notre rencontre avec le texte littéraire se fait à l’horizon de nos propres valeurs. Un tel point de vue semble régulièrement confirmé par l’actualité littéraire : des romans comme Le Roi des Aulnes6 de M. Tournier, Plateforme7 de M. Houellebecq ou Les Bienveillantes8 de J. Littell ont suscité les polémiques (et les indignations) que l’on sait. Mais la critique éthique ne se limite pas à relever la dimension idéologique, voire morale, de la réception des œuvres littéraires : elle la salue et invite à la développer dans son plaidoyer pour une lecture dialogique, où ethos du lecteur et ethos du texte auraient chacun droit de cité. Tout se passe comme si la remise en cause de l’autonomie de la littérature devait entraîner celle de la critique. W. Booth ne voit ainsi aucun problème à évoquer les déchirements que suscite en lui l’œuvre de Mark Twain, auteur qu’il apprécie mais dont le paternalisme raciste le met mal à l’aise9. À ceux qui pourraient trouver incongrue cette intrusion du politiquement correct dans le regard sur les œuvres, il est répondu que l’activité uploads/Litterature/ litval-jouve.pdf
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- Publié le Nov 20, 2022
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