La vie que je t’ai donnée de Luigi Pirandello PERSONNAGES : DONNA ANNA LUNA LUC

La vie que je t’ai donnée de Luigi Pirandello PERSONNAGES : DONNA ANNA LUNA LUCIA MAUBEL FRANCESCA NORETTI, sa mère DONNA FIORINA SEGNI, sœur de DONNA ANNA DON GIORGIO MEI, curé LIDA, fille de DONNA FIORINA FLAVIO, fils de DONNA FIORINA ELISABETH, vieille nourrice GIOVANNI, vieux jardinier DEUX SERVANTES FEMMES DU VILLAGE La scène est dans une villa solitaire de la campagne toscane. De nos jours. ACTE PREMIER Une pièce presque nue, froide, en pierre grises, dans la villa isolée de DONNA ANNA LUNA. Un banc, une armoire, un bureau de travail, quelques autres meubles anciens d'où se dégage le sentiment d'une paix exilée du monde. La lumière qui entre par une haute fenêtre semble, elle- même, la lueur d'une très lointaine existence. Une porte au fond, une autre à droite (plus près du fond que de la rampe). (Au lever du rideau, devant la porte de droite gui donne dans la chambre où l'on suppose que le fils de DONNA ANNA LUNA est à l'agonie, on voit quelques femmes du village, les unes à genoux, les autres debout, mais courbées dans une attitude de prière, les mains jointes devant la bouche. Les premières, qui touchent presque la terre du front, récitent à mi-voix la litanie pour les agonisants; les autres guettent anxieusement la minute de la mort et, à un moment donné, elles feront signe aux femmes à genoux d'interrompre leur litanie et, après un bref silence angoissé, elles s'agenouilleront à leur tour et tantôt l'une, tantôt l’autre fera les invocations suprêmes pour le défunt.) PREMIER GROUPE, à genoux, les unes récitant, les autres faisant les réponses. — Sancta Maria, — Ora pro eo. — Sancta Virgo Virginum, — Ora pro eo. — Mater Christi, — Ora pro eo. — Mater Divinae Gratiae, — Ora pro eo. — Mater purissima, — Ora pro eo. (Un Second groupe, debout, fait signe au premier groupe d'interrompre les litanies. Les femmes du second groupe restent un moment en suspens, manifestant par gestes leur angoisse et leur stupeur, puis elles s'agenouillent à leur tour.) UNE FEMME. — Saints du Seigneur, venez à son aide. UNE DEUXIEME. — Anges de Dieu, venez accueillir cette âme. UNE TROISIEME. — Que Jésus-Christ qui l'a rappelée à lui, la reçoive. UNE QUATRIEME. — Que les esprits bienheureux la conduisent du sein d'Abraham au Seigneur Tout-Puissant. LA PREMIERE. — Seigneur, ayez pitié de nous. LA DEUXIEME. — Jésus, ayez pitié de nous. UNE CINQUIEME. — Donnez-lui le repos éternel et faites resplendir sur lui votre lumière éternelle. TOUTES. — Requiescat in pace. (Elles restent un instant encore agenouillées, chacune récitant à voix basse une prière parti- culière, puis se relèvent avec un signe de croix. De la chambre mortuaire sortent pleins de pitié et de stupeur DONNA FIORINA SEGNI et le curé DON GIORGIO MEI. DONNA FIORINA, modeste propriétaire de campagne, quinquagénaire, porte avec gaucherie, sur son corps déjà déformé par l'âge, des vêtements à la mode, mais sans exagération. Ce sont ses enfants transplantés en ville qui souhaitent la voir ainsi habillée. (On sait quelles exigences peuvent avoir les enfants quand ils ont «pris le dessus» sur les parents.) DON GIORGIO est un curé de campagne gras et indolent, qui s'exprime difficilement, mais n'en a pas moins toujours quelque chose à ajouter à ce que disent ses partenaires ou à ce qu'il dit lui- même. Il lui arrive de ne pas savoir au juste quoi. Pourtant si on lui laisse le loisir de parler posément, il dit des choses pleines de sens et bien tournées, car il est ami des bonnes lettres et par-dessus le marché n'est point sot.) DON GIORGIO, aux femmes, à mi-voix. — Retirez-vous, mes enfants et récitez encore une prière pour cette âme que le Seigneur a rappelée à lui. (Les femmes s'inclinent devant lui, puis devant DONNA FIORINA et sortent par la porte du fond. DON GIORGIO et DONNA FIORINA restent un long moment silencieux, l'une songeant au deuil de sa sœur, l'autre balançant entre une désapprobation qu'il voudrait exprimer et une consolation qu'il ne sait pas formuler. DONNA FIORINA, incapable de soutenir plus longtemps l'image de la douleur de sa sœur, plonge son visage dans ses mains et se laisse tomber sur le banc. DON GIORGIO s'approche d'elle lentement, la regarde un instant sans parler, en hochant la tête, puis il élève les mains vers le ciel comme pour s'en remettre à Dieu. Surtout que les acteurs n'aient pas peur du silence. Il est des moments où le silence est plus parlant que les mots, si l'on sait le rendre expressif. DON GIORGIO demeure encore un moment muet près de DONNA FIORINA effondrée vers le banc, puis qui, à la fin, dit comme pour compléter sa pensée: ) DONNA FIORINA, se redressant à demi, le visage toujours dans les mains. — Elle va finir par perdre tout à fait la raison. (Elle découvre son visage et, regardant DON GIORGIO: ) Vous avez vu ses yeux?... Et sa voix quand elle nous a imposé de la laisser seule. DON GIORGIO. — Vous vous trompez. La raison chez elle est tout à fait solide... Je... je crains autre chose, ma chère dame. Je crains... malheureusement... que le réconfort divin lui fasse défaut et... DONNA FIORINA, dévorée d'inquiétude, se lève. — Que peut-elle bien faire, toute seule, dans cette chambre? DON GIORGIO, cherchant à la calmer. — Mais elle n'est pas seule : elle a gardé Elisabeth auprès d'elle. Ne craignez rien. Elisabeth est pleine de sagesse et... DONNA FIORINA, brusquement. — Ah! si vous l'aviez entendue parler cette nuit! (Elle s'interrompt, en voyant sortir de la chambre mortuaire la vieille nourrice, ELISABETH, qui se dirige vers la porte du fond.) Elisabeth? (ELISABETH se retourne. DONNA FIORINA, avec anxiété, et plus du geste que de la voix: ) Que fait-elle ? ELISABETH, avec des yeux de démente et d'une voix sourde, sans un geste. — Rien. Elle le regarde. DONNA FIORINA. — Elle pleure ? ELISABETH. — Non. Elle le regarde. DONNA FIORINA. — Si seulement elle pouvait pleurer ! Mon Dieu, faites qu'elle pleure ! ELISABETH, s'approche. Elle a toujours le même air égaré. Elle regarde tour à tour le prêtre et DONNA FIORINA, puis tout bas, sur le ton de la confidence. — Elle dit qu'il est toujours là-bas! (Elle fait de la main un geste qui signifie : «bien loin».) DON GIORGIO. — Qui? Lui? (ELISABETH fait signe que « oui » de la tête.) DON GIORGIO. — Elle dit qu'il est là-bas? Où? ELISABETH. —> Elle parle toute seule, en marchant, à voix basse. DONNA FIORINA. — Ah ! ne pouvoir rien faire pour elle! ELISABETH. — Elle a l'air si sûre de ce qu'elle dit, qu'elle fait peur! DONNA FIORINA. — Mais que dit-elle? que dit-elle d'autre ? ELISABETH. — Elle dit : «Il est parti, il reviendra.» DONNA FIORINA. — Il reviendra ? ELISABETH. — Elle dit : «Il reviendra.» Comme si elle en était sûre. DON GIORGIO. — Il est bien parti, mais pour ce qui est de revenir… ELISABETH. — Elle a lu cela dans mes yeux? Alors elle a répété avec plus de force encore, en me regardant fixement : «Il reviendra, reviendra...» Elle dit que celui qui est étendu sous ses yeux n'est pas son fils, que ce n'est pas lui... DON GIORGIO. — Que ce n'est pas lui? DONNA FIORINA. — Elle le disait déjà la nuit passée ! ELISABETH. — Et elle veut qu'on l'enlève tout de suite. (DONNA FIORINA plonge de nouveau son visage dans ses mains.) DON GIORGIO. — Pour le porter à l'église? ELISABETH. — Elle veut qu'on l'enlève. Et elle ne veut pas qu'on l'habille. DONNA FIORINA, levant la tête. — Oh ! ELISABETH. — Je lui ai dit qu'il fallait l'habiller... DON GIORGIO. — Naturellement, avant qu'il se raidisse. ELISABETH. — Elle a fait un geste d'horreur. Elle veut que je prépare l'eau pour sa dernière toilette Puis l'envelopper dans un drap et qu'il disparaisse! C'est tout. Je vais donner les ordres et je reviens. (Elle sort par la porte du fond.) DONNA FIORINA. — Je vous dis qu'elle va devenir folle... Folle. DON GIORGIO. — Heuh!... Habiller quelqu'un qui s'est dépouillé lui-même de tout... C'est peut- être pour cette raison... DONNA FIORINA. — C'est bien possible... Je m'épouvante surtout de la voir dans cet état... DON GIORGIO. — Elle ne veut pas faire comme tout le monde. DONNA FIORINA. —Ne croyez pas cela. Ce n'est pas un parti pris chez elle. DON GIORGIO. — Je le crois, je veux bien le croire. Mais il me vient un doute... une crainte. A ne pas agir comme tout le monde, à s'écarter des usages on risque de se tromper, et... de ne plus trouver personne pour partager la douleur... Elle veut son fils nu dans la mort, croyez-vous que beaucoup de mères comprendront ce sentiment? DONNA FIORINA. — Moi, je ne peux pas le comprendre... DON GIORGIO. — Vous voyez?... De là à la mal juger, à la uploads/Litterature/ luigi-pirandello-la-vie-que-je-tai-donnee-pdf.pdf

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