Luther et la philosophie. Études d’histoire by Philippe Büttgen (review) Cather

Luther et la philosophie. Études d’histoire by Philippe Büttgen (review) Catherine König-Pralong Annales. Histoire, Sciences sociales (French Edition), 69e année, no. 4 octobre-décembre 2014, pp. 1042-1043 (Review) Published by Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales DOI: For additional information about this article Access provided at 10 Jan 2020 10:27 GMT from the University of Connecticut https://doi.org/10.1353/ahs.2014.0209 https://muse.jhu.edu/article/577180 C O M P T E S R E N D U S Philippe Büttgen Luther et la philosophie. Études d’histoire Paris, Éd. de l’EHESS/J. Vrin, 2011, 321 p. Luther et la philosophie se présente comme un livre d’histoire de l’Église et d’histoire doctri- nale à la fois, dont la dimension historique est première. La philosophie dont il est question dans le titre – à savoir la « haine de la philo- sophie » éprouvée par Martin Luther dès les débuts de son entreprise réformatrice, claire- ment affichée en 1520/1521 – est un objet historique résultant d’une conjoncture parti- culière : « que signifie haïr la philosophie en 1520 ? [...] C’est une question d’histoire » (p. 7). Cette « question d’histoire » ne doit cepen- dant pas s’entendre comme exclusion de la doctrine, comme effacement des contenus théoriques au profit des contextes institution- nels et sociaux. Au contraire, la théorie devient objet historique ; elle est réintroduite au centre de l’histoire des institutions, des pratiques sociales et du fait politique. Philippe Büttgen montre qu’au départ de l’entreprise réformatrice de Luther se situe une critique de la scolastique envisagée comme un tout générique et rejetée de manière radi- cale. Chez Luther, l’étiquette dépréciative « scolastique » décrit à la fois une institution (l’université et la papauté), une conception et une réalisation historique de l’Église, des contours doctrinaux – en particulier une anthropologie et une éthique des habitus et des mérites plutôt que de la foi seule –, des pratiques scientifiques qui privilégient le fait textuel au détriment de la Parole et, en forme de raccourci, Aristote, qui est considéré comme l’incarnation de la « scolastique ». Le combat de Luther se conçoit dès lors, sur les plans doctrinal et institutionnel, comme un rejet de cette illusion académique dans laquelle a versé l’Église. Dans ses Operationes in Psalmos, Luther décrit les docteurs de l’université comme des « scolastiques (scholastici), c’est-à-dire des joueurs et des illusionnistes (ludicri vel illuso- rii) » (p. 142). Fort de cette approche qui situe Luther dans le monde d’où il vient, celui des profes- seurs et des moines, P. Büttgen montre toute l’originalité de sa lecture historique et allégo- rique de l’Église. La critique de la scolastique 1 0 4 2 se fonde sur une interprétation originale de l’histoire ecclésiastique, qui rend caduque la distinction traditionnelle entre enseignement « scolastique » et enseignement des moines ou « ecclésiastique », distinction dont l’auteur rappelle, avec Riccardo Quinto 1, l’importance pour l’histoire du concept de scolastique et la nouvelle signification qu’il acquiert au Moyen Âge. Le concept luthérien de scolastique, sa fonction immédiatement polémique, opère un recadrage qui étend sa référence à la tradition monastique. La theologia monastica est incluse dans la theologia scolastica chez Luther ; la cri- tique de la manière scolastique s’étend même aux Pères par endroits (notamment à Origène, Jérôme et Augustin). Chez Luther, la scolas- tique devient le nom générique de la culture savante, de l’Antiquité au XVIe siècle, lorsque cette culture du texte s’est substituée à la Parole et lorsque ses procédures herméneu- tiques, en particulier la théorie des quatre sens de l’Écriture, ont oblitéré le sens littéral du texte biblique en tentant de rendre compte de l’inintelligible plutôt que de s’en tenir à l’aveu de l’incompréhension. Parallèlement, l’enquête révèle un effet de la critique luthérienne de la scolastique qui est envisagé, à son tour, comme un composant essentiel de l’histoire de la Réforme : l’entre- prise intellectuelle de Luther est responsable de la constitution d’une question philoso- phique au sein de la théologie universitaire et de l’Église catholique. Dans la polémique sus- citée par cette entreprise qui s’affiche comme critique de la scolastique et que les garants de l’institution universitaire perçoivent comme une mise en danger de l’édifice intellectuel catholique, la philosophie devient une ques- tion de théologien. Dans leurs écrits et leurs interventions politiques, les défenseurs de l’Église institutionnelle et de la théologie uni- versitaire en viennent à défendre la discipline philosophique comme leur patrimoine. Les théologiens de l’université (en particulier à Paris) s’attachent dès 1520 à affirmer et fonder la légitimité et l’orthodoxie de la philosophie, discipline dont les rudiments sont enseignés à la faculté des arts et dont l’origine est païenne et antique. La philosophie devient un enjeu prioritaire pour l’université, où le droit et la théologie occupent les premières places. Dans R E L I G I O N S sa « décision » du 15 avril 1521 à l’encontre de la doctrine luthérienne, la faculté de théologie de l’université de Paris thématise, pour la rejeter, l’opposition luthérienne entre vraie théologie, théologie de la croix et de la Parole incarnée par le Christ (theologia crucis), et théo- logie scolastique, c’est-à-dire illusion acadé- mique (theologia scholastica, id est illusoria). La reconstruction de l’opération critique de Luther s’accompagne d’une histoire de sa perception et de ses effets, dont P. Büttgen montre l’im- portance pour comprendre le fait historique et l’événement intellectuel de la Réforme. P. Büttgen énonce aussi une proposition méthodologique et rend un hommage appuyé à Paul Vignaux, dont les enquêtes sur les sources médiévales de Luther sont une recherche du fait doctrinal refusant de céder à l’essentialisme. À la différence de Heinrich Denifle, pour qui Luther est « toujours resté occamiste » (p. 201), P. Vignaux questionne les divergences notoires entre Luther et Guillaume d’Ockham, notamment sur la distinction entre puissance ordonnée et puissance absolue de Dieu. Avec P. Vignaux – qui tente une impos- sible négociation entre le dominicain H. Denifle et Adolf von Harnack –, P. Büttgen plaide pour une histoire de la Réforme et de ses motifs doctrinaux qui transcende les frontières confessionnelles et qui ne soit pas victime de ruptures programmées par l’historiographie moderne, en premier lieu la rupture entre Moyen Âge et modernité. À Marie-Dominique Chenu, l’auteur emprunte le concept de « conjoncture doctri- nale » (p. 285). D’une part, cette catégorie opé- ratoire lui permet d’affirmer l’importance des faits proprement doctrinaux en histoire : la haine luthérienne de la philosophie n’est per- ceptible que dans le cadre d’une histoire des doctrines, qui étudie les contenus théoriques des textes. En retour, elle est décisive pour reconstruire l’histoire sociale et institution- nelle de l’Église. D’autre part, la « réalité des doctrines » est définie par leur facticité (p. 287). Une doctrine est une conjoncture qui résulte d’une constellation historique particulière, qui en est le « rythme », non pas une structure qui se laisserait isoler de son socle conjonctu- rel. Cette approche se démarque résolument d’une historiographie héritée du XVIIIe siècle, 1 0 4 3 représentée par H. Denifle (pour qui Luther est occamiste) et encore largement répandue, selon laquelle des « structures de pensée » informeraient l’histoire intellectuelle et déter- mineraient l’histoire politique et sociale. Qu’elles soient désignées du nom de leur meilleur concepteur (par exemple comme occamiste, scotiste, thomiste) ou par une donnée théorique (volontarisme, naturalisme, nominalisme, etc.), ces configurations intellec- tuelles réaliseraient des formes ou des struc- tures théoriques dans la matière du divers historique, tout en expliquant les grandes tra- jectoires de l’histoire intellectuelle et sociale. Le projet de P. Büttgen se présente comme un refus de cette explication de l’histoire par la doctrine, dans la mesure où il s’agit de consi- dérer cette dernière comme un fait et une don- née essentiellement historiques, et non comme un élément structurant transhistorique. CATHERINE KÖNIG-PRALONG 1 - Riccardo QUINTO, Scholastica. Storia di un concetto, Padoue, Il Poligrafo, 2001, p. 58-61. Marie Barral-Baron L’Enfer d’Érasme. L’humaniste chrétien face à l’histoire Genève, Droz, 2014, 752 p. Ce volumineux ouvrage, issu d’une thèse d’histoire, repose sur un pari audacieux : il entend examiner le rapport qu’Érasme entre- tient avec l’histoire, non pas à l’aune de don- nées qui permettraient de discerner à travers son œuvre une théorie historiographique cohé- rente, données déjà sanctionnées comme décevantes par les spécialistes, mais en faisant surgir ce qui met Érasme, en tant que chrétien, aux prises avec l’histoire, voire « face à » elle. Ce rapport n’est pas figé, mais dynamique ; ce n’est pas un rapport de sujet à objet, pensé et thématisé, mais une relation vécue, fluctuante, un combat « dramatique ». C’est bien un drame en trois actes, un « par- cours théâtralisé comme une œuvre d’art » (préface de Denis Crouzet, p. 25), que cette thèse, à l’architecture remarquablement concer- tée, invite à suivre : dans l’euphorie initiale de uploads/Litterature/ luther-et-la-philosophie-e-tudes-d-x27-histoire-by-philippe-bu-ttgen-review 1 .pdf

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