De Saint-Martin à Baader : Le Magikon de Kleuker Antoine Faivre 2005 Le présent
De Saint-Martin à Baader : Le Magikon de Kleuker Antoine Faivre 2005 Le présent article a paru sous le même titre dans Études Germaniques XXIII, 2 (avril 1968), p. 161-190. Il a été reproduit en fac-similé dans : Antoine FAIVRE, Mystiques, théosophes et illuminés au siècle des Lumières (Studien und Materialien zur Geschichte der Philosophie, 20), Hildesheim- New York, G. Olms, 1976, p. 1-30. Il est reproduit ici avec seulement quelques modifications stylistiques, à l’intention du présent Bulletin (site www.philosophe-inconnu.com). À l’aimable demande de l’éditeur de ce site, je prévois de compléter ultérieurement, et ici-même, ce texte par une mise à jour bibliographique succincte. Antoine FAIVRE, janvier 2005. En marge des grandes œuvres il en est d’autres, peu am- bitieuses, qui se proposent simplement de répandre des ensei- gnements déjà dispensés ailleurs en les rendant accessibles à plus de lecteurs. Il arrive que l’action exercée par de tels ou- vrages soit déterminante, car ils assurent la transmission ; une graine pousse, qui aurait pu être longue à germer, et ce peut être un événement important dans l’histoire des idées : ainsi, en 1784, le Magikon de Kleuker1, qui témoigne de l’influence exercée en Allemagne par Louis-Claude de Saint-Martin (1743- 1803), dit le « Philosophe Inconnu ». Cette influence a été du- rable et profonde: plusieurs historiens en ont souligné l’importance et des monographies sérieuses ont déjà fourni maintes précisions2. Le présent travail, contribution à l’étude de Saint-Martin en Allemagne, est une analyse du Magikon et de quelques-unes des réactions suscitées par cet ouvrage. Johann Friedrich Kleuker (1749-1827) veut présenter en un seul volume, et de façon systématique, les grands thèmes des deux premiers livres de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité3 – paru quatre ans après que Martines de Pasqually 1 MAΓIKON oder das geheime System einer Gesellschaft unbekannter Philo- sophen, unter einzelne Artikel geordnet, durch Anmerkungen und Zusätze er- läutert und beurtheilt, und dessen Verwandtschaft mit ältern und neuen Mysteriologien gezeigt. In zwei Theilen. Von einem Unbekannten des Quad- ratscheins, der weder Zeichendeuter noch Epopt ist. Frankfurt und Leipzig, 1784. 364 p. M. Roger AYRAULT a bien situé cet ouvrage dans son contexte historique : cf. La genèse du romantisme allemand, Paris, Aubier, 1961, t. II, p. 495. 2 Cf., pour la première période, une excellente approche de l’ensemble du problème dans ibid., p. 483 à 499. Une liste exhaustive des oeuvres signalant l’influence de Saint-Martin sur tel ou tel penseur de langue allemande serait trop longue pour trouver place ici. Signalons seulement, parmi les ouvrages récents : Eugène SUSINI, Franz von Baader et le romantisme mystique, Paris, Vrin, 2 vol., 1942 ; Louis GUINET, Zacharias Werner et l’ésotérisme maçonni- que, La Haye, Mouton et Cie, 1962 ; Max GEIGER, Aufklärung und Erweckung, Zurich, EVZ Verlag, 1963 ; Antoine FAIVRE, Kirchberger et l’Illuminisme du XVIIIe siècle, La Haye, Nijhoff, 1967. Une étude d’ensemble serait tout à fait souhaitable. Cf. aussi Fritz Lieb, Franz von Baaders Jugendgeschichte ; die Frühentwicklung eines Romantikers, Munich, 1926, chapitre 6 (p. 143 à 208). 3 Des Erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science ; ouvrage dans lequel, en faisant remarquer aux Observateurs www.philosophe-inconnu.com 1 De Saint-Martin à Baader : le Magikon de Kleuker (vers 1710-1774) eût donné, avec le Traité de la Réintégra- tion4, une forme manuscrite à ses « révélations » –, et le Ta- bleau Naturel5. Des Erreurs avait déjà fait l’objet, en 1782, d’une traduction en allemand par Matthias Claudius, et la pré- face que Claudius y a mise « est de loin le fragment critique où il s’est exprimé le plus longuement6 ». L’année suivante – un an avant le Magikon – avait paru la traduction du Tableau Na- turel7. Le Magikon est donc, en Allemagne, le troisième ou- vrage proprement « saint-martinien ». Avant même qu’il soit paru, Lavater s’est entretenu de Des Erreurs, d’abord avec Herder en 1779, puis avec Goethe en 17828. Mais Kleuker est le premier écrivain qui consacre un ouvrage entier aux deux premiers livres de Saint-Martin (les seuls parus jusqu’alors). Ce faisant, il croit que ces deux livres sont de deux auteurs diffé- rents. Né à Osterode (Harz), Kleuker fit à Bückeburg, après des études à Göttingen, la connaissance de Herder qui lui procura une place de Prorector au lycée de Lemgo en 1775. Vite célè- l’incertitude de leurs Recherches, et leurs Méprises continuelles, on leur indi- que la route qu’ils auraient dû suivre, pour acquérir l’évidence Physique sur l’origine du bien et du mal, sur l’homme, sur la Nature matérielle, la Nature immatérielle, et la Nature sacrée, sur la base des gouvernements politiques, sur l’Autorité des Souverains, sur la Justice Civile et Criminelle, sur les Scien- ces, les Langues, et les Arts. Par un PH... INC... A Edimbourg. 1775. Ano- nyme, 546 p. 4 Traité de la Réintégration des Êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissance spirituelles et divines, publié seulement en 1899 (Paris, Chacor- nac, 388 pages). Kleuker ignorait l’existence de ce manuscrit. 5 Tableau Naturel des Rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’Univers, par un Phil... Inc..., 2 parties, Edimbourg, 1782 (Lyon) Anonyme. 276 et 244 p. 6 R. AYRAULT, op. cit., p. 496. Irrthümer und Wahrheit, oder der Rückweiss für die Menschen auf das allgemeine Principium aller Erkenntniss... Von einem unbekannten Ph. aus dem Französischen übersetzt von Matthias Claudius. Mit Churfürstl. Sächsischen gnädigsten Privilegio. Verlegt bei Gottlieb Löwe in Breslau, 1782. Un exemplaire de l’édition de 1795 (Halberstadt) est annoté de la main de Baader (Munich, Staatsbibliothek, cote C.N. M. 55.43. I et II). 7 Ueber das natürliche Verhältniss zwischen Gott dem Menschen und der Welt. Von dem Verfasser der Schrift Irrthümer und Wahrhelt... Aus dem Französischen übersetzt. Mit Churfürstl. Sächsischer Freyheit, Reval und Leipzig, bey Albrecht und Compagnie, 1783. Un exemplaire de cette édition est annoté de la main de Baader (Munich, Staatsbibliothek, cote 8 L. impr. C.N. Mss. 54, I à IV). 8 Sur les réticences de Goethe et de Herder, cf. R. AYRAULT, op. cit., p. 495 à 499. www.philosophe-inconnu.com 2 De Saint-Martin à Baader : le Magikon de Kleuker bre par sa traduction du Zend-Avesta en 17769 – c’est sur l’exemplaire français appartenant à Herder, que Kleuker tradui- sit ce texte en allemand –, il fut nommé deux ans plus tard à Osnabrück pour y occuper un autre poste de Rector10 ; de cette époque datent ses liens étroits avec le cercle de Münster11, où il fut introduit grâce à Jacobi12 qui tenta aussi, avec Stolberg, de lui faire obtenir une chaire à l’Université de Göttingen ; mais ses livres étaient trop en opposition avec l’esprit théologique d’alors, et il lui fallu se contenter d’une nomination à Kiel13. Dès ses premières œuvres, Kleuker défend les miracles du Nouveau Testament. Il enquête sur la divinité de la Révélation, prouvée par la prescience prophétique et les prédictions bibli- ques, qui selon lui constituent un organisme cohérent dans l’ensemble d’une économie divine ; la foi doit s’appuyer sur des arguments rationnels pour devenir « foi raisonnable14 ». C’est ainsi qu’il avoue aimer les spéculations anciennes15 ; sa biblio- thèque montre son intérêt pour les courants ésotériques: elle contient un important fonds théosophique16, dont la partie ma- nuscrite, intitulée Hermes oder die Geheimnisse der Vorwelt zur Vergleichung ihrer Ueberlieferungen, rassemble des titres sur la Kabbale, le brahmanisme, l’hermétisme, etc. Ces élé- ments paraissent destinés à fournir une histoire de la sagesse 9 H. RATJEN, Johann Friedrich Kleuker und Briefe seiner Freunde, Göttingen, 1842. p. 1 à 4. Sur le Zend-Avesta, cf. infra. Kleuker publie aussi une traduc- tion des Pensées de Pascal, à Brême en 1777. 10 H. RATJEN, op. cit., p. 5 et 32. 11 Der Kreis von Münster. Briefe und Aufzeichnungen Fürstenbergs der Fürstln Gallitzin und ihrer Freunde. Hg. von Siegfried Sudhof, Münster, Westf. A- schendorffsche Verlagsbuchhandlung, t. I, 1962, p. 91. 12 R. AYRAULT, op. cit., p. 495. 13 H. RATJEN, op. cit., p. 16 et 19 ; cf. aussi A.D.B., article de Delff. L’ouvrage de Karl KLEUKER, D. Johann Friedrich Kleuker, Prof. der Theologle in Kiel (1799-1827), ein Zeuge der evangelischen Wahrheit im Zeitalter der Aufkla- rung, Hanovre, 1913, 133 p., est un travail de vulgarisation qui ne contient que quelques généralités. Il n’y est pas question de Magikon. Signalons que Kleuker fut nommé membre de l’Académie des Sciences de Munich en 1808 (cf. Ulrich TRÜRAUF, Gesamtverzeichnis der Mitglieder der Bayerischen Akade- mie, Munich. Beck, 1963, p. 78). 14 Cf. aussi Werner SCHÜTZ, J. F. Kleuker, seine Stellung in der Religionsge- schichte des ausgehenden 18. Jahrhunderts, Bonn, Röhrscheid, p. 11 s. 15 Magikon, p. 289. 16 « Catalogus librorum Kleukeri », Kiel, 1828, p. 263 ss, cité par Schütz, op. cit., p. 18. www.philosophe-inconnu.com 3 De Saint-Martin à Baader : le Magikon de Kleuker cachée de l’Antiquité17, voire à poser les fondations d’une science religieuse conçue comme un domaine autonome de la raison, mais en étroit rapport analogique avec le monde empi- rique, celui de l’expérience. On retrouvera plus tard chez Franz von Baader le uploads/Litterature/ magikon-faivre.pdf
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- Publié le Jan 13, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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