Ce texte est la reprise d’une participation de P.R. intitulée « De la mémoire »
Ce texte est la reprise d’une participation de P.R. intitulée « De la mémoire », au Groupe de réflexion des architectes, organisé par la Direction de l’Architecture et du Patrimoine, à Paris en 1996. Il a été publié en 1998 dans la revue Urbanisme 303 (novembre-décembre, p 44-51) Par ailleurs, il reprend partiellement le texte « Architettura e narratività ». Triennale di Milano XIX Esposizione Internazionale. Integrazione e pluralità nelle forme del nostro tempo. Le culture tra effimero e duraturo. Milano: Elemond Editori Associati, 1996, 64- 72. (II.E.87) Il a été aussi traduit et publié en espagnol :« Arquitectura y narradividad ». Arquitectonics (Barcelona) 4 (2003) 9-30. (II.D.63.) Architecture et narrativité Puisque c'est le thème de la mémoire qui m'a été confié, je vais commencer par expliquer comment je relie mémoire et narrativité. J'adopte la définition la plus générale de la mémoire - celle que l'on trouve dans un petit texte d'Aristote précisément intitulé De la mémoire et de la réminiscence, et qui reprend d'ailleurs des notations, en particulier de Platon dans le Théétète, concernant l’eikôn, l'image: «rendre présent de l'absence », « rendre présent de l'absent » ; ainsi que la notation qui distingue deux absents : l'absent comme simple irréel, qui serait donc l'imaginaire, et l'absent-qui-a-été, l'auparavant, l'antérieur, le proteron. Ce dernier est, pour Aristote, la marque distinctive de la mémoire quant à l'absence : il s'agit donc de rendre présente l'absence-qui-a-été. J'ai trouvé une grande complicité de pensée aux deux extrêmes de notre histoire de l'Occident, entre les Anciens − avec cette idée de l'absence rendue présente et de l'antériorité − et un propos de Heidegger, auquel je tiens beaucoup, quel que soit mon éloignement de son idée de l'être-pour-la-mort : la pensée qu'il faut dédoubler notre concept du passé en ce qu'il appelle le révolu, le Vergangen, et ce-qui-a-été, le Gewissen. Du même coup, on rend justice à la définition des Anciens, car l'auparavant-rendu-présent est doublement marqué grammaticalement : il n'est plus, mais il a été. Et il me semble que c'est la gloire de l'architecture de rendre présent non pas ce qui n'est plus mais ce qui a été à travers ce qui n'est plus. La narrativité Qu'en est-il de la narrativité ? Il m'avait paru, lors de travaux anciens d'il y a une dizaine d'années, dans Temps et Récit, que la mémoire était portée à la fois au langage et à des œuvres par le récit, par le mettre-en-récit. Le passage de la mémoire au récit s'impose ainsi : se souvenir, de façon privée comme de façon publique, c'est déclarer que « j'étais là ». Le témoin dit : « J'y étais. » Et ce caractère déclaratif de la mémoire va s'inscrire dans des témoignages, dans des attestations, mais aussi dans un récit par lequel je dis aux autres ce que j'ai vécu. J'adopte donc, dans ma réflexion, deux présupposés : d'une part, rendre présent de l'antériorité qui a été et, d'autre part, la mettre en œuvre par le discours, mais aussi par une opération fondamentale de mise en récit que j'identifie à la «configuration ». Au point de départ, je voudrais mettre en place une analogie, ou plutôt ce qui paraît, au premier abord, n'être qu'une analogie : un parallélisme étroit entre architecture et narrativité, en ceci que l'architecture serait à l'espace ce que le récit est au temps, à savoir une opération « configurante » ; un parallélisme entre d'une part construire, donc édifier dans l'espace, et d'autre part raconter, mettre en intrigue dans le temps. Au cours de cette analyse, je me demanderai si l'on ne doit pas pousser beaucoup plus loin l'analogie, jusqu'à un véritable entrecroisement, un enchevêtrement entre la « mise en configuration » architecturale de l'espace et la « mise en configuration » narrative du temps. Autrement dit, il s'agit bien de croiser l'espace et le temps à travers le construire et le raconter. Tel est l'horizon de cette investigation : enchevêtrer la spatialité du récit et la temporalité de l'acte architectural par l'échange, en quelque sorte, d'espace-temps dans les deux directions. On pourra ainsi retrouver, à terme, sous la conduite de la temporalité de l'acte architectural, la dialectique de la mémoire et du projet au cœur même de cette activité. Et je montrerai surtout, dans la dernière partie de ma présentation, combien la mise en récit projette dans l'avenir le passé remémoré. Temps raconté et espace construit Revenons au point de la simple analogie. Rien n'est évident, car un gouffre semble séparer le projet architectural inscrit dans la pierre, ou tout autre matériau dur, de la narrativité littéraire inscrite dans le langage : l'un se situerait dans l'espace, l'autre dans le temps. D'un côté, le récit offert à la lecture, de l'autre, la construction entre ciel et terre offerte à la visibilité, donnée à voir. Au début, l'écart ou le « gouffre logique » semble grand entre temps raconté et espace construit. Mais nous pouvons progressivement le réduire, tout en restant encore dans le parallélisme, en notant que le temps du récit et l'espace de l'architecture ne se limitent pas à de simples fractions du temps universel et de l'espace des géomètres. Le temps du récit se déploie au point de rupture et de suture entre le temps physique et le temps psychique, ce dernier décrit par Augustin dans les Confessions comme « distendu », étirement de l'âme entre ce qu'il appelait le présent du passé − la mémoire −, le présent du futur − l'attente −, et le présent du présent − l'attention. Le temps du récit est donc un mixte de ce temps vécu et de celui des horloges, temps chronologique encadré par le temps calendaire avec, derrière lui, toute l'astronomie. À la base du temps narratif, il y a ce mixte du simple instant qui est une coupure dans le temps universel, et du présent vif où il n'y a qu'un présent : maintenant. De même, l'espace construit est une sorte de mixte entre des lieux de vie qui environnent le corps vivant et un espace géométrique à trois dimensions dans lequel tous les points sont des lieux quelconques. Lui aussi est, pourrait-on dire, à la fois taillé dans l'espace cartésien, l'espace géométrique, tous les points peuvent être, grâce aux coordonnées cartésiennes, déduits d'autres points, et lieu de vie, site. À l'instar du présent qui est le nœud du temps narratif, le site est le nœud de l'espace que l'on crée, que l'on construit. C'est sur ce double enracinement, sur cette parallèle inscription dans un temps mixte et dans un espace mixte que je voudrais me fonder. Je place toute mon analyse sous les trois rubriques successives que j'ai parcourues dans Temps et Récit, que j'avais placé sous le titre très ancien de la mimésis − donc la recréation, de la représentation créatrice - en partant d’un stade que je nomme «préfiguration », celui où le récit est engagé dans la vie quotidienne, dans la conversation, sans s’en détacher encore pour produire des formes littéraires. Je passerai ensuite au stade d'un temps vraiment construit, d'un temps raconté, qui sera le deuxième moment logique : la « configuration ». Et je terminerai par ce que j'ai appelé, dans la situ- ation de lecture et de relecture, la « refiguration ». Je suivrai un mouvement parallèle du côté du construire, pour montrer que nous pouvons aussi passer d'un moment, d’un stade de la « préfiguration » qui va être lié à l'idée, à l'acte d’habiter- il y a là une résonance heideggérienne (habiter et construire) -à un deuxième stade, plus manifestement interventionniste , de l'acte de construire, pour réserver finalement un troisième stade de « refiguration » : la relecture de nos villes et de tous nos lieux d'habitation. On peut donc dire, au premier stade, que c'est l'habiter qui est la présupposition du construire, et, au deuxième, que c'est vraiment le construire qui reprend en charge l'habiter, mais ceci pour que le dernier mot soit donné à un habiter réfléchi, un habiter qui refait la mémoire du construire. Telle est la progression de mon itinéraire de réflexion. La « préfiguration » Le récit, au stade de la « préfiguration », est pratiqué bien avant qu'il soit mis en forme littéraire, soit par l'histoire des historiens, soit par la fiction littéraire, depuis l'épopée, la tragédie, jusqu'au roman moderne. La « préfiguration » est donc « enfouissement » du récit dans la vie, sous la forme de la conversation ordinaire. À ce stade, le récit est vraiment impliqué dans notre propre prise de conscience la plus immédiate. Hannah Arendt en proposait une définition très simple dans Condition de l'homme moderne : le récit a pour fonction de dire « le qui de l'action ». En effet, lorsque vous voulez vous présenter à un ami, vous commencez par lui raconter une petite histoire : « j'ai vécu comme ceci, comme cela », manière de vous identifier, au sens de vous faire connaître pour qui vous êtes ou croyez être. En somme, la prise de contact du vivre-ensemble commence uploads/Litterature/ architecture-et-narrativite.pdf
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- Publié le Aoû 20, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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